Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/648

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

consistait en excellens déjeuners mêlés de cidre, de bière, de jambon, assaisonnés de chansons politiques et servis dans les cabanes des bois aux trappers et aux squatters de ces solitudes. Le corps électoral des campagnes est un peu plus indépendant ; en revanche, on lui fait assez aisément croire ce que l’on veut. Les Irlandais qui arrivent par masses épaisses de Belfast et de Tipperary pour devenir citoyens de l’Union, étant très nombreux sur le marché, ne coûtent pas cher. Les votes s’achètent souvent, et il y a des termes d’argot consacrés au maquignonnage électoral ; la pipe à bas, par exemple, est répandue dans l’ouest. Vous vous asseyez ensemble dans une taverne, le corrupteur et l’électeur ; celui-ci, dont vous marchandez le vote, fume la pipe à la bouche. Vous énoncez le prix que vous pouvez y mettre : six dollars, — dix dollars, — trente dollars. Tant que la pipe reste suspendue aux lèvres de l’électeur, il est vertueux ; quand la pipe est à bas, il est vendu.

Ces habitudes singulières, corruptions inévitables, abus, vices, caprices, volontés isolées, toujours en éveil, toujours prêtes à protester contre le joug, donnent beaucoup de peine à un chef de parti, comme on le pense bien : élémens indisciplinés, rétifs et réfractaires. Toujours quelque fraction fait effort pour se détacher, quelque membre de l’armée essaie d’aller seul. On ne se soumet guère qu’à la dernière extrémité, dans les questions vitales. Alors ces flots bouillonnans entrent dans un même lit, s’y précipitent, et la force en est irrésistible. Malheur à qui ne voudrait pas suivre le torrent et faire corps avec la masse devenue compacte dans son élan ! L’indépendance cesse, la discipline commence, avec elle la tyrannie. Dans toutes les questions subsidiaires, allez, venez, soyez libre, quittez le bataillon, harcelez le chef, attaquez le président, dénoncez ses lieutenans, raillez ses amis, criblez-le de pamphlets, soyez excentrique, humoriste, mauvais compagnon nul ne vous en empêche, c’est votre droit ; le parti une fois en marche, prenez rang, soutenez le drapeau et combattez. On veut bien que vous gêniez un peu les camarades, soldat indiscipliné ou isolé, à la bonne heure, mais ne désertez pas. Ce mélange de liberté et de discipline, vieille tactique parlementaire de la Grande-Bretagne, combinaison singulière de la dispersion et de la cohésion, est parfaitement étrangère aux nations élevées par les municipalités romaines.

Le chef du parti ne le mène pas, il est mené ; on le pousse, il faut qu’il marche. Le moindre acte de déloyauté marquerait son front d’un stigmate ineffaçable ; un millier de plumes indignées et de voix furieuses s’élèveraient contre lui. Son avenir politique serait étouffé. En revanche, fidèle au parti, le parti lui est fidèle. « À la lanterne quiconque ne se range pas auprès de son président ! » disait à un voyageur récent un démocrate exalté. — « Vous faites de votre président