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laborieux, attaché au sol et à la tradition ; — enfin l’élément d’entreprise et d’audace, plus jeune que les deux autres, dont il est issu, et qu’il féconde sans jamais les détruire. De quelque manière que l’on combine ces trois élémens primitifs, ils renferment toujours la variété, la liberté, l’attachement à la tradition : dans la sphère religieuse, ils laissent place à l’indépendance absolue ; dans la sphère politique, à la liberté des groupes fédératifs ; dans les mœurs privées et publiques, ils encouragent l’égalité des rapports, l’indépendance individuelle et l’association volontaire. Les États-Unis actuels ne sont que le développement de ces trois principes.

La communauté y est partout, sans que la liberté souffre nulle part. Le travail de l’abeille recommence à travers les phases de la vie civile ; on se réunit pour savoir comment on réparera le pont, comment on disposera le bac, avec quels fonds l’école sera construite, quelle direction sera donnée à la route, de quelles voies on percera la forêt. Quant à l’assiette de l’impôt, nulle difficulté : chacun sait qu’il a besoin du pont et de la route, et qu’il doit les payer. Dans quelle localité s’élèvera le tribunal, avec quels deniers ? Nouveaux motifs d’association volontaire, ou plutôt de réunion délibérante. D’abord tous les chefs de famille y prennent part, ensuite il faut restreindre le nombre des votans, et voici une chambre de représentans au petit pied qui se chargent des intérêts de la commune. Ces intérêts se multiplient. Les coureurs des bois volent les chevaux et emmènent le bétail, les Indiens mettent le feu aux granges ; il faut une milice, elle se forme. L’assurance contre les incendies devient indispensable. Tout cela se constitue progressivement, avec ordre, et par le même procédé. C’est toujours l’abeille (the bee). Il n’y a pas de gouvernement, chacun étant habile à se gouverner lui-même, nul ne voulant prendre le triste et vaniteux soin de gouverner les autres[1].

Ainsi grandit un village américain. Rien de semblable en Europe, surtout en France. On ne s’y entend guère pour s’aider mutuellement ; chacun voudrait bien commander, et jamais on n’y a vu, même à l’origine, le gathering of the bee (le rassemblement de l’abeille). Lisez le Polyptique d’Irminon, tableau naïf des manses du XIIIe siècle : partout des esclaves échelonnés, dont le christianisme adoucit la misère. Que les toits des manans se soient groupés autour du château ou de l’abbaye, peu importe ; le Romain d’abord, ensuite le Germain, plus tard l’homme de loi, quelquefois l’abbé, ont dominé le hameau naissant et favorisé ou entravé son progrès ; nul service d’égal à égal ; toujours bienfait ou oppression, gratitude ou vengeance. Après dix-huit siècles passés ainsi, voyez l’état moral d’un village de France ; le plus

  1. Voyez les excellens ouvrages de M. de Tocqueville et de M. Michel Chevalier.