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mais bien la commisération : le dédain se mêle à la tristesse qu’inspirent ces événemens, le dédain, dis-je, et pourtant quelles souffrances, quelles douleurs n’ont pas éprouvées les Français ! Aujourd’hui encore, au lieu de voir le mal et de tâcher de le guérir radicalement, ils cherchent à le voiler ; ils portent à la tribune d’hypocrites assurances de tranquillité publique, d’amélioration morale, de diminution des passions révolutionnaires. Hélas ! rien de tout cela n’est vrai et sincère.

Quant aux hommes de lettres pris en masse, ma surprise a été plus pénible encore. J’avais entendu souvent parler de ces brillantes bohèmes qui existent à Paris ; j’ai été complètement désabusé. J’avais entendu parler de ces trésors d’intelligence, de cet esprit inépuisable, de ces talens qui encombrent Paris, et en font, disait-on, la reine de l’univers et l’Athènes de la France. Je n’ai rien trouvé de pareil ; j’ai trouvé des intelligences disloquées, des cerveaux fatigués avant d’avoir pensé, des expédiens et des ficelles au lieu d’idées, du métier au lieu de talent. Chez beaucoup cependant il y a de la pénétration et la précieuse faculté de l’observation ; mais cette faculté même est pervertie comme toutes les autres. La tournure d’esprit des modernes gens de lettres en France, c’est, je ne crains pas de le dire, la tournure d’esprit des romanciers de la fin du XVIIIe siècle. Ils ont beau se tourmenter pour paraître originaux, vains efforts ! leur origine date de la dernière moitié du XVIIIe siècle, époque qu’ils ont du reste spécialement étudiée à peu près tous. Quand je parle des gens de lettres, il faut s’entendre : je parle des gens de lettres de 1850, de cette foule sans nom des dernières années. Écoutez-les causer, leurs observations ont la tournure grave des observations de Choderlos de Laclos ; ils observent magistralement les vices les plus odieux, et expriment gravement les impuretés les plus révoltantes. Les complications de petites scélératesses ne leurs déplaisent pas, les combinaisons inconcevables de la volupté sont assez de leur goût, leur imagination est un reflet amoindri de celle de De Sade, leur esprit d’observation est à peu près le même que celui des Liaisons dangereuses, seulement il n’est ni aussi ferme, ni aussi moral. Race ignorante d’ailleurs, ils ont la science des temps de décadence, la science de Suétone et de Pétrone, de Rétif de la Bretonne et de Mercier, de Laclos et du Diderot de la Religieuse, de De Sade et de Marat. Voilà quelles sont leurs lectures favorites et leurs maîtres chéris. Ils ont la science des temps de décadence, et cette science, qui a fait déjà de beaucoup d’entre eux de petits Héliogabales de bas étage, peut un jour ou l’autre en faire de petits Nérons.

Voilà quel est, pris en somme, l’esprit général de ce que l’on appelle de notre temps les gens de lettres : il est bien évident que nous ne parlons pas ici des quelques hommes distingués qui honorent la littérature française du XIXe siècle ; nous parlons de la profession elle-même, et nous répétons que, par la dislocation que les uns opèrent dans les intelligences et par les manœuvres tortueuses des autres, par la vie souterraine qui leur est commune, ces deux professions de l’homme de lettres et de l’avocat exercent dans la société française une influence fatale, et qu’elles sont les deux dissolvans les plus actifs de leur pays. Natures pleines de vanité sans ressources morales pour purifier l’irritation qu’une gêne incessante jeta dans leur vie, ils se retournent et mordent, ou bien ceux qui ont le plus de force morale s’occupent à miner les principes