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s’ouvrent, les théâtres élèvent leurs voix immorales et dépravantes. Il y a alors comme un égorgement moral de tout ce qui est saint et beau. Des quolibets et des calembours de fumeurs, des verres brisés et vidés, d’étranges plaisirs aux coins des bornes, des scènes mystérieuses, des querelles amères, des insomnies et des souffrances que le travail n’amortit plus, des danses lascives, de bizarres jargons de salon, voilà tout ce qui se laisse apercevoir et entendre.

Nous ne voyons jamais la nuit arriver dans ce Paris sans une secrète, terreur ; ses astres, son silence, sa beauté, ne peuvent nous en imposer. Nous tournons tristement nos regards vers tous les actes secrets, toutes les défaillances que font éclore ces heures inoccupées. Jadis, pour les hommes des anciens jours, la nuit était mystérieuse, sublime et étincelante de divines clartés ; mais, pour les hommes d’aujourd’hui, il semble qu’elle ne soit plus que la vieille nuit, mère du chaos, épouse du néant. Ils n’en comprennent plus la signification religieuse : ce n’est plus pour eux la cité de Dieu se révélant chaque jour aux hommes ; la nuit leur apparaît comme une caverne qu’il faut éclairer et embellir, et ils y jettent pour la parer pêle-mêle leurs bonnes et leurs mauvaises pensées, leurs désirs, leurs amours, leurs haines et leurs vices. Ils devraient être muets devant elle, et cultiver soigneusement tout ce que le travail du jour a fait éclore de bon et d’utile en eux par le silence, par le recueillement, par la prière ; mais ils abandonnent tout cela, et, sur le sein ténébreux de la nuit, ils vont chercher le bonheur. Les astres ne réveillent en eux que des rêveries oisives et des désirs, le silence ne leur inspire que les pensées d’un solitaire égoïsme.

C’est une chose digne de remarque que cet élan singulier et silencieux qui éclate à l’approche de la nuit. Qu’est-ce que veut dire cela ? Aussitôt que les hommes cessent d’obéir au devoir, ils se mettent à la recherche du bonheur ; aussitôt que la lumière s’éteint, ils commencent leurs poursuites ; aussitôt que la nuit parait, ils rôdent pour le rencontrer, et il y a aussi des temps, hélas ! où, toute lumière étant éteinte dans les ames, les hommes se mettent, avec leurs flambeaux et leurs torches, à la poursuite de cette chose glissante et vaporeuse, sans l’atteindre jamais.

Ou bien encore il faut voir Paris dans les premiers soirs d’hiver. Il y a alors en lui quelque chose de séduisant et de sinistre à la fois qui effraie : c’est comme un voluptueux charmant qui a des accès de fièvre frénétique ou qui roule une mauvaise pensée dans sa tête. Tout étincelle, brille, reluit ; le givre même embellit cet éclat et ce luxe ; tout reluit, hélas ! mais rien ne réchauffe : tout est froid ! C’est comme un palais féerique bâti sur un marécage : des êtres élégans piétinent sur un sol fait de boue, les feux follets brillent dans les lanternes, les boutiques sont illuminées comme un bazar d’Orient. C’est un songe des Mille et une Nuits enté sur un roman de Rétif de la Bretonne ; car, au milieu de tout ce luxe, soudain des exhalaisons immondes sortent de rues que l’on cache avec soin pour ne pas troubler la régularité, la symétrie et la beauté des autres, et alors on respire un mélange de parfums pénétrans unis à une effroyable odeur de charbon de terre, digne arome de la ville des voluptés et des asphyxies sans nombre. Il y a un mélange de plaisir et de crime dans la physionomie de ce charmant Paris.