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dans laquelle on a vu des Polonais combattre contre les Illyriens et les Tchèques, et les Russes au contraire accourir avec empressement à leur secours, cette révolution, singulière entre toutes celles de ce temps, a détourné un moment les slavistes de leur lutte contre le panslavisme. Ce n’était pas la fin du combat, c’était une de ces situations comme l’histoire contemporaine nous en a montré quelquefois, dans lesquelles le panslavisme essaie de faire accepter aux Slaves ses services intéressés. Ce que la Russie a essayé à une autre époque pour gagner les Slaves de la Serbie turque, elle l’a de nouveau tenté récemment pour s’attacher les Croates et les Tchèques.

À la suite de cette guerre, les deux systèmes, après avoir combattu par occasion sous le même drapeau, sont rentrés chacun sur son terrain propre ; ils ont repris leur attitude et leur rôle. On sait quelle est en ce moment la tactique des Slaves libéraux ; cette tactique leur a été tracée depuis long-temps par la force des choses ; ils la suivent avec persévérance, surtout depuis les dernières révolutions. Elle consiste à ajourner tout projet d’indépendance et à s’unir plus étroitement que jamais, d’un côté avec les Autrichiens, de l’autre avec les Turcs. Les Slaves espèrent qu’à la faveur de cette politique et à l’aide du temps, ils pourront pratiquer librement, sur le sol de ces deux empires, les doctrines du slavisme et les faire passer de la théorie dans les faits avec le concours des deux gouvernemens eux-mêmes. Une fois que la cité slave aura pris cette consistance et qu’elle sera devenue un monument réel et vivant, elle aura moins à redouter les caresses ou les menaces du panslavisme.

Déjà les Turcs la voient sans crainte s’affermir et se consolider en Serbie. L’Autriche, de son côté, ne peut plus sans péril s’opposer à ce qu’elle s’établisse et s’organise en Croatie et en Bohême. Cet idéal slave, qui tend à s’élever rayonnant à la fois d’antiquité et de jeunesse en face de la sombre cité moscovite, n’est-il pas l’un des plus curieux spectacles que l’avenir promette aux philosophes et aux hommes d’état ?

Si la France tient à jouer un rôle, à entrer pour quelque chose dans ce mouvement original qui contient la destinée de l’Europe orientale, il est temps qu’elle étudie cette situation et qu’elle se présente à son tour sur le terrain. Puisse-t-elle surtout se bien garder de porter là ses théories de prédilection, son rationalisme constitutionnel, ou radical Elle n’aurait aucune prise sur des imaginations inspirées par un tout autre esprit. Pour agir avec quelque autorité sur ces peuples, il faut qu’elle pénètre d’abord dans leur philosophie et dans leurs traditions, il faut qu’elle entre dans la pensée religieuse et politique du slavisme.


H. DESPREZ.