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une légion armée de pèlerins traverse l’Europe pour aller se retremper aux sources de la vie, au foyer du christianisme, dans Saint-Pierre de Rome ; elle assiste à une scène grandiose et terrible : le vieux monde, le vieux temple qui le représente s’affaisse et écrase les populations dans sa ruine. Le christ nouveau doit naître cette nuit pour ne plus mourir, et, lorsque le nouvel apôtre qui l’annonce demande à la légion des pèlerins si elle veut s’enterrer avec l’apôtre Pierre, le vieillard des vieillards, les pèlerins répondent : « Il est amer de mourir seul ; restons avec ce vieillard, car nous ne savons pas ce que c’est que de déserter ; — et ils lèvent leurs épées, certains de retenir sur la pointe de leurs glaives la basilique qui va s’écrouler. » Que signifie cette fière image, sinon que les Polonais sont encore les plus hardis soutiens de l’église chrétienne, les premiers aussi parmi les hommes qui s’attachent à la vérité religieuse, et qui recherchent avec sollicitude la vie d’ici-bas et d’en haut dans la foi ; enfin celui des peuples modernes qui est le plus propre à ménager sur le terrain religieux la transition du passé à l’avenir ? Les murs de la vieille basilique sont déjà couchés sur le sol, que les Polonais en soutiennent encore le dôme de leurs bras fortifiés par la foi.

Bien que les écrivains slaves professent que la théologie comprime l’esprit chrétien, ils conservent donc une vive tendresse pour l’église. Si l’on excepte les messianistes qui sont tombés dans l’illuminisme, les Slaves n’ont pas donné dans le rêve impuissant et ridicule de ceux qui voudraient élever de nouvelles églises à côté de l’église constituée. Il n’est rien qui soit plus incompatible avec l’esprit slave que l’esprit révolutionnaire, c’est-à-dire la manie des innovations radicales, des procédés violens qui emportent les peuples brusquement en dehors de leurs traditions. Le slavisme n’admet pas d’autre progrès dans les idées que celui qui s’accomplit pacifiquement par le mouvement régulier des institutions établies ; il n’admet pas que ce progrès puisse découler d’ailleurs que d’un principe religieux, ni que ce principe religieux soit autre que celui de l’Évangile dégagé de la théologie.

Après la religion, ce qu’il y a de plus grand dans le monde aux yeux du slavisme, c’est l’art ; après le prêtre, le poète. L’un et l’autre tirent leur droit d’instruire les peuples d’une même source, l’inspiration religieuse. Malheur au poète qui ne verrait dans son génie que l’instrument d’un vain plaisir et d’une vaine gloire ! Celui-là, l’auteur de la Comédie infernale l’a flétri avec véhémence : « Heureux, dit-il en s’adressant à la poésie, heureux celui en qui tu as placé ta demeure, comme Dieu au milieu du monde, inaperçu, ignoré, mais grand et éclatant dans chacune de ses parties, et devant lequel les créatures se prosternent partout en disant : Il est ici. Celui-là te portera comme une étoile sur son front, et ne mettra pas entre ton amour et lui l’abîme