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Quatre-vingts millions de Slaves divisés en deux camps, sous deux drapeaux, en sont les soldats. Il ne nous est pas permis d’assister avec indifférence à ce grand débat. Nous avons précédemment esquissé la théorie du czarisme dans ses rapports avec la révolution européenne ; nous voudrions aujourd’hui indiquer quelle est sa politique à l’égard du slavisme, en exposant les points fondamentaux d’organisation religieuse et sociale qui distinguent ce dernier système. L’on ne doit pas s’attendre à trouver dans le slavisme une imitation des idées occidentales ; l’esprit slave diffère de notre esprit autant peut-être que du czarisme. Quelle est donc cette doctrine que nous voyons surgir tout à côté des innovations de Pierre-le-Grand, se placer entre le monde occidental et la politique russe, et qui, se développant avec le temps, adoptée par les écrivains modernes, agite aujourd’hui toutes les populations de l’Orient ? Quel en est le principe et quel en est le but ?


I. – LE SLAVISME DANS LA RELIGION ET DANS L’ART.

Je laisse de côté les divers gouvernemens qui dominent les peuples slaves pour n’envisager que l’esprit de ces peuples eux-mêmes tel qu’il apparaît dans l’histoire et dans la littérature contemporaine. Parmi les Slaves, je compte les Russes tout aussi bien que les Tchèques, les Polonais et les Illyriens. Et c’est au moyen des matériaux ramassés chez chacun de ces peuples que j’essaie de reconstruire, avec les slavistes, leur cité idéale, la Jérusalem nouvelle qu’ils entrevoient au bout de leur captivité.

Le slavisme s’est formé dans une pensée de réaction contre le mécanisme des institutions russes et le rationalisme abstrait de l’Occident, qui se ressemblent par plus d’un point ; il a plutôt les allures d’une religion que d’une philosophie : je veux dire, en prenant ces deux mots dans le sens que M. Cousin leur attribue, que le slavisme tire son esprit et sa force de la raison spontanée plutôt que de la raison réfléchie. Il aura, si l’on veut, les défauts de son origine, il en aura aussi les qualités. Il sera, dans certaines parties, flottant et vague, mais il se montrera partout préoccupé d’un but religieux. Il se rattachera par ses procédés à un mysticisme plus ou moins orthodoxe, mais il sera ce que n’est guère aucune nation en ce monde, il sera chrétien par les œuvres comme par le sentiment. S’il cherche, comme Gerson, la vérité dans l’intuition plutôt que dans la science, il pratiquera l’imitation ; il en fera le guide de la vie publique comme de la vie privée. Il se pourrait que ce ne fût point la pire manière d’être chrétien.

Toute philosophie religieuse ou rationnelle ne vaut que par sa méthode, comme l’entendement lui-même, et la méthode a plus ou moins de valeur suivant qu’elle conduit plus ou moins directement