Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/481

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Colbert eut cela de commun avec d’autres hommes doués du génie organisateur qu’il fit des choses nouvelles par des moyens qui ne l’étaient pas, et se servit comme instrument de tout ce qu’il avait sous la main. Loin de lutter contre les habitudes et les pratiques anciennes, il eut l’art d’en tirer des forces, vivifiant par une volonté inspirée et par des méthodes d’application originales ce qui semblait inerte et usé. C’est ainsi que pour les finances et le commerce il transforma une accumulation de procédés empiriques en un système profondément rationnel ; de là sa puissance et ses merveilleux succès dans son temps, dont il ne choqua point les doctrines ; de là aussi la faiblesse de quelques parties de son ouvrage aux yeux de l’expérience acquise et de la science formée après lui. A-t-il eu tort de ne tenir aucun compte du vœu des états-généraux de 1614 pour l’adoucissement du régime des jurandes et de marcher, dans ses règlemens, au rebours de cette première aspiration de la France vers la liberté du travail ? La réponse à cette question et à d’autres du même genre que soulève l’administration de Colbert ne peut se faire isolément. Tout est lié dans les actes du grand ministre de Louis XIV, et, sur cet ensemble systématique, deux faits dominent : le premier, c’est qu’il fit découler tout du principe de l’autorité, qu’il ne vit dans la France industrielle qu’une vaste école à former sous la discipline de l’état[1] ; le second, c’est que les résultats immédiats lui donnèrent pleinement raison, et qu’il parvint à pousser la nation en avant d’un demi-siècle[2].

Il avait fallu de longues années de guerre pour que l’œuvre de Richelieu s’accomplît ; pour que celle de Colbert, complément de l’autre, se développât librement et donnât tous ses fruits, il fallait de longues années de paix. Après le traité de Westphalie et le traité des Pyrénées[3], un repos durable semblait assuré à l’Europe et à la France ; mais ce que promettaient ces deux grands pactes, Louis XIV ne l’accorda pas. Au moment où le jeune roi paraissait livré tout entier aux soins de la prospérité intérieure, il rompit la paix du monde pour courir, sous un prétexte bizarre, les chances d’un agrandissement extérieur. Il entreprit, au nom des prétendus droits de sa femme, l’infante Marie-Thérèse, et contre l’avis de ses meilleurs conseillers, la

  1. « Les arts étaient nouveaux ou presque totalement oubliés par l’interruption du commerce. Nous ignorions les goûts du consommateur étranger ; nos manufacturiers, pauvres, écrasés sous les taxes et la honte de leur état, n’avaient ni les moyens ni le courage d’aller puiser au loin les lumières ; il s’agissait d’imiter et non d’inventer. Le ministre donna aux ouvriers des instructions, et la plupart furent bonnes, parce qu’elles étaient rédigées par des négocians ou des personnes expérimentées soit dans l’art, soit dans le commerce étranger. Chaque règle était appuyée de son motif. » (Forbonnais, Recherches et considérations sur les finances de France, t. II, p. 366.)
  2. Voyez, dans l’ouvrage de M. Dareste de la Chavanne, Histoire de l’administration en France, etc., t. II, p.. 221, un tableau des manufactures créée par Colbert.
  3. 1648 et 1659.