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comme Annunciata en souffrait. Mon frère, cette enfant n’est pas facile à élever : elle est indépendante, passionnée, violente dans toutes ses impressions ; elle a un besoin de mouvement, de liberté qui ne s’accorde guère avec les habitudes réglées de notre vie, mais elle a un bon cœur, et, en s’adressant à lui, peut-être aurais-tu dompté cette nature sauvage. Tu n’es pour Christine qu’un juge impitoyable. Son enfance ne fut qu’un long chagrin. Aussi, loin de s’apprivoiser, elle aime plus que jamais ie grand air, la liberté ; elle sort dès qu’il fait jour ; elle regarde la maison comme une cage dont les barreaux de fer la blessent, et tes efforts sont impuissans pour la retenir. Mon frère, aime donc un peu ton enfant, afin qu’elle t’obéisse. L’affection, c’est la plus grande force à employer, celle qui réussit toujours quand toutes les autres ont échoué. Pourquoi empêches-tu cette jeune fille, qui se hâte tant de vivre, d’épouser l’homme qu’elle aime ? Herbert l’étudiant, jadis attaché à ta maison de commerce, n’est pas riche, et son alliance n’a rien de brillant ; mais ces enfans s’aiment. À tout prendre, c’est là une convenance comme une autre.

M. Van Amberg avait continué à marcher dans la chambre ; il s’arrêta et répondit froidement :

— Christine n’a que quinze ans, et j’accomplis un devoir en mettant un frein aux folles passions qui trop tôt troublent sa raison. Quant à ce que vous appelez mes inégalités d’affection, vous avez pris soin vous-même de les motiver par les inconvéniens du caractère de Christine. Mon frère, vous qui reprochez aux autres d’être des juges impitoyables, prenez garde d’être vous-même un juge trop sévère. Chacun agit selon ses lumières intérieures, et toutes les pensées ne sont pas bonnes à dire. Videz votre verre, Guillaume, et cette pipe finie, n’en recommencez pas une autre. Je ne vous parlerai pas aujourd’hui de nos affaires ; il se fait tard et je suis fatigué. Les souvenirs du passé ne sont pas toujours bons à ramener. Il faut laisser dormir derrière soi ce qui s’est écoulé. Je veux être seul quelques instans, quittez-moi et dites à Mme Van Amberg de descendre me parler dans un quart d’heure.

— Pourquoi ne dis-tu pas : Dites à Annunciata ? Pourquoi ce joli et bizarre nom ne sort-il plus de tes lèvres, mon frère ?

— Dites à Mme Van Amberg que je veux lui parler, et laissez-moi seul, mon frère, reprit avec force M. Van Amberg.

Guillaume, craignant d’avoir atteint les limites de ce qu’il était possible de dire à Karl Van Amberg, se leva et sortit. Au bas du petit escalier de bois qui menait aux chambres d’en haut, Guillaume hésita quelques instans sur le chemin qu’il allait prendre, puis il se décida à monter, et, pour trouver Annunciata, il se dirigea vers la chambre de Christine. C’était une petite demeure bien étroite, bien propre, avec