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doucement Guillaume ; quoique Dieu n’ai pas fait nos deux cœurs le même jour et qu’il les ait mis sur la terre pour s’aimer et non pour se ressembler, je lis en toi, mon frère. Quand la simple maison de notre père te parut trop petite, je n’ai rien dit, tu avais de l’ambition ; quand on nait avec ce malheur ou ce bonheur-là, il faut faire comme les oiseaux qui ont les ailes pour voler haut : il faut s’élever. Tu es parti, je t’ai serré la main et t’ai vu t’éloigner sans te faire de reproche ; il faut laisser chacun être heureux à sa façon. Quand tu as gagné beaucoup d’or et que tu m’en a donné plus qu’il ne m’était nécessaire d’en avoir, tu as dit : « Encore ! » J’ai dit : « Soit ! » C’est une honnête manière de vivre que celle de travailler et de s’enrichir par son travail ; cela te convenait, moi j’aimais mieux mon repos, mon pays, mon bien-être, sans faste, mais nous étions libres tous deux. Tu revins marié, frère, je n’ai pas approuvé ton mariage. D’abord, il est plus sage de prendre une compagne dans le petit coin de terre où l’on doit finir ses jours ; c’est déjà quelque chose que d’aimer ensemble les mêmes lieux, et puis il est généreux de laisser à sa femme une famille, des amis, des objets connus à regarder. C’est bien compter sur soi que de se charger seul de tout son bonheur. Le bonheur quelquefois se compose de tant de choses ! C’est souvent un atome imperceptible qui sert de base à son grand édifice ; moi, je n’aime pas les expériences orgueilleuses faites sur le cœur des autres. Bref, tu as épousé une étrangère qui meurt de froid ici, et qui, dans nos brouillards, regrette son soleil d’Espagne. Tu as fait une plus grande faute encore… pardon, mon frère mais, pour ne plus revenir sur ce sujet, je veux parler à mon aise.

— Je vous écoute, Guillaume, vous êtes mon frère aîné..

— Merci de ta patience, Karl. Tu as épousé une femme toute jeune à l’âge où tu avais cessé d’être jeune. Ton commerce t’amène en Espagne. Tu rencontres un seigneur espagnol qui se ruinait, tu lui rends un grand service. Tu as toujours été généreux de ton argent, frère, et la richesse ne t’a pas appris à fermer la main pour garder ce qu’elle tenait. Cet homme avait une fille, une enfant de quinze ans. Elle était belle. Malgré ton apparente insouciance, sa beauté te frappa. Tu la demandes à son père. Tu n’as pensé qu’à une chose : c’est que tu la faisait riche, de pauvre qu’elle était. Refuser ta demande, c’eût été être ingrat envers un bienfaiteur. On te donne Annunciata, et tu l’as prise, frère, sans la regarder assez attentivement pour voir s’il y avait de la joie sur son visage, sans demander à cette enfant si elle te suivait de son plein gré, sans interroger son cœur. Dans ce pays-là, le cœur s’éveille de bonne heure… peut-être laissait-elle derrière elle quelques rêves de jeunesse… quelque première affection… Pardon, mon frère, c’est un sujet difficile à traiter.