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écoutées avec distraction. Pourquoi ? Parce que le chant et la danse tiennent autant de place que la poésie. Le thème choisi par M. de Lamartine pour ce morceau lyrique contredit d’une façon singulière la marche entière de l’action. Le poète prêche le pardon, la concorde, et l’auditoire placé sur la scène embrasse, quelques instans après, la guerre avec ardeur. L’histoire nous suggère à ce propos deux remarques importantes. Quand Bonaparte envoya le général Leclerc à Saint-Domingue, l’émancipation des noirs était déjà vieille de dix ans, et si les nègres ne jouissaient pas de la liberté que l’assemblée constituante leur avait accordée, ce n’était pas la métropole qu’ils devaient accuser. En second lieu, le chef de la colonie savait très bien que l’expédition française ne venait pas rétablir l’esclavage. Cette Marseillaise, qui se comprendrait dix ans plus tôt, sous l’assemblée constituante, n’est-elle pas, sous le consulat, un véritable hors-d’œuvre ?

La dernière strophe à peine achevée, nous entendons la plainte élégiaque d’une jeune mulâtresse. Adrienne, nièce de Toussaint Louverture, aime d’un amour passionné le fils aîné du dictateur, que M. de Lamartine a baptisé du nom d’Albert. Il y a certainement de la grace dans les vers récités par Adrienne, pourtant sa plainte serait plus touchante, si elle se traduisait avec moins de prolixité. Était-il nécessaire de coudre à la donnée historique un roman amoureux ? Je ne le crois pas. Les événemens qui vont s’accomplir sont trop grands, trop terribles, pour que le roman ne s’efface pas devant l’histoire. L’amour d’Adrienne pour Albert, si habile que se montre le poète, ne signifie pas grand’chose, au milieu d’une guerre qui moissonne quelques milliers de têtes.

Au second acte, nous voyons Toussaint entouré de ses lieutenans. L’escadre est signalée. Dans quelques heures, l’armée française mettra le pied sur la terre de Saint-Domingue. Il s’agit d’organiser la résistance. Toussaint n’hésite pas ; son parti est pris depuis long-temps. Ses lieutenans écoutent ses ordres avec soumission. Cependant, à quelques paroles qui leur échappent et que Toussaint n’entend pas, le spectateur comprend qu’ils n’ont pas pour leur chef un dévouement absolu, qu’ils sont jaloux de sa grandeur et se défient de son ambition. Resté seul, le dictateur commence un monologue assez étrange qui ne convient ni au temps, ni au lieu, ni au personnage. Il s’attendrit, s’apitoie sur les douleurs de sa mission, comme Moïse au pied du mont Sinaï, avant de recevoir les tables de la loi. Il tremble devant l’immense responsabilité dont il s’est chargé, il frémit devant l’énormité de sa tâche. Et comme si les quatre cent mille noirs dont il tient le sort entre ses mains ne suffisaient pas à l’épouvanter, il parle des millions d’ames qu’il sauvera par sa prudence ou perdra par sa témérité. Qu’on nous permette une question très prosaïque, mais très naturelle. Est-il probable