Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’envoyer devant un conseil de guerre, à sanctionner l’arrêt de mort prononcé contre lui. Il avait sacrifié Moïse pour asseoir plus solidement son autorité. En présence de ses fils, son émotion, quoique profonde, ne réussit pourtant pas à changer sa résolution. Après avoir écouté en silence leurs prières et les conseils de M. de Coasnon, leur précepteur, il leur dit : « Choisissez, mes enfans, entre la France et votre père. » Vainement ils essayèrent de l’effrayer en lui peignant la puissance du premier consul ; malgré les douze mille soldats débarqués par l’escadre française, malgré les premières victoires de l’armée européenne, Toussaint demeura inébranlable et s’en tint à sa première réponse : « Choisissez, mes enfans, entre la France et votre père. » Certes, il y a dans cette nature quelque chose d’héroïque et en même temps de touchant. Quoique l’ambition parle en lui plus haut que le patriotisme, quoiqu’il sache très bien que le général Leclerc ne vient pas pour rétablir l’esclavage, mais pour relever l’autorité de la métropole sur la colonie, cependant il ne demeure pas sourd à la voix de l’amour paternel, car si ses fils, sur la terre de France, étaient des otages, sur la terre d’Haïti ils ne sont que des messagers. Quoi que décide le père, la vie de ses enfans ne court aucun danger, et Toussaint ne l’ignore pas. Par une illusion facile à comprendre chez l’ambitieux, il a fait de sa cause personnelle la cause de sa couleur, et se refuse à reconnaître la suzeraineté de la France. Les prières de ses enfans n’ébranlent pas sa résolution ; mais son obstination n’a rien qui offense les plus doux sentimens de la nature, car la vie de ses enfans n’est pas en péril. Quelque parti qu’ils prennent, leur vie est sauve. S’il leur dit de choisir, ce n’est pas qu’il les aime avec tiédeur ; c’est qu’il s’abuse sur le vrai but de son ambition, c’est qu’il voit dans sa cause la cause d’un peuple entier, et qu’il croirait manquer à sa mission, trahir le rôle que Dieu lui a confié en cédant aux prières qui lui conseillent la soumission. La lutte ainsi posée, ainsi comprise, réunit tous les caractères de la grandeur poétique.

À quel moment faut-il prendre Toussaint pour le mettre sur le théâtre ? Quoique les trois unités recommandées par le précepteur d’Alexandre soient aujourd’hui traitées avec une dédaigneuse indifférence, je pense qu’il est bon de garder au moins l’unité d’action. Je fais bon marché de l’unité de temps, de l’unité de lieu ; quant à l’unité d’action, elle ne relève de la poétique d’aucun pays ; elle relève du bon sens, de la raison, de l’évidence, de la nécessité. Sans m’arrêter aux exemples éclatans qu’on pourrait invoquer contre ma pensée, je préfère le développement d’une action unique à l’enchaînement, si habile qu’il soit, de tous les épisodes dont se compose la vie d’un homme. Malgré mon admiration profonde pour la Vie et la Mort du roi Jean,