que nos voisins appellent le trato. Au fond, cette nature espagnole, observée dans ses crises les plus extrêmes comme dans sa familière intimité, dans tous les contrastes de ses penchans et de ses goûts, laisse pressentir quelque chose de simple et de vierge encore qui en fait une nature spontanée, entière dans ses entraînemens, dans ses passions, dans ses plaisirs, dans ses fanatismes, et lente à subir les influences. Il est des raffinemens subtils qui ne trouvent point accès en elle ; il est des combinaisons et des spectacles politiques auxquels elle assiste comme à la représentation d’un drame où elle n’a point de rôle ; il est des théories qui flottent, dépaysées et errantes, dans son atmosphère, sans la pénétrer. Les journaux eux-mêmes, — cette merveille des civilisations décrépites et bavardes, — ont moins d’action, sont moins un besoin en Espagne qu’ailleurs, et ce solitaire, peut-être libéral quand il vote au congrès, ne parle point sans une sorte de regret indéfinissable du temps où on ne recevait que cinq exemplaires de la Gazette à Séville, et où les galions revenaient d’Amérique. Bien des systèmes qui envoient leurs commis-voyageurs au-delà des Pyrénées, et qu’on croit florissans, y obtiennent le succès d’une curiosité de Nuremberg. Je questionnais, à Madrid, un jeune officier qui se piquait de fouriérisme et qui se vantait, je crois : « Nous sommes trois en Espagne, me disait-il, qui comprenons peut-être Fourier. » Heureuse, spirituelle et profonde Espagne !
Nous parlons souvent de démocratie en France : c’est un caprice de notre esprit, une conception de notre intelligence. Nous nous créons un petit monde idéal, peuplé de quelques fétiches en honneur, entre lesquels l’abstraction démocratique figure glorieusement. La démocratie est dans les idées en France ; elle n’est point dans les mœurs, où règne une émulation universelle de primauté et de domination, où les antagonismes sont invétérés, où l’instinct supérieur de l’égalité morale ne comble point les intervalles créés par l’inégalité des rangs et des fortunes, et où toutes les ambitions évincées, toutes les cupidités déçues, toutes les misères aigries se traduisent en haines, en divisions, en scissions sociales. Dans cette lutte entre les idées et les mœurs, la société française s’use, s’épuise, réunissant les vices des aristocraties et des démocraties sans avoir leurs bienfaits. Il n’en est pas de même en Espagne. La démocratie n’est point dans les idées et ne s’y condense point en théories enflammées ; elle est dans les mœurs et dans les traditions. Cette juste et large définition du peuple, qu’on proclame aujourd’hui en disant qu’il se compose de l’universalité des citoyens, qu’on invoque presque comme une nouveauté et qui a tant de peine à devenir autre chose qu’un mot, elle est vieille comme l’histoire en Espagne, et réelle comme un fait. Elle a été écrite par Alphonse XI dans les Partidas : « le peuple, dit-il, ce n’est point la gent menue, comme laboureurs et nécessiteux… : . c’est la réunion de tous les