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une bande d’aventuriers fit irruption dans les sévères domaines de la métaphysique allemande et tira brutalement les conséquences hideuses auxquelles les hégéliens n’avaient échappé que par un noble oubli de leurs principes, M. Michelet (de Berlin) resta fidèle à la gravité, à la circonspection stoïque de son maître, et, pendant plus de dix années, il s’efforça de maintenir son enseignement dans les voies sérieuses de la science. C’est ce que faisaient comme lui, avec des nuances diverses, M. Rosenkranz, M. Hotho, M. Gabler, M. Marheinecke. Aujourd’hui, M. Michelet s’incline devant les jeunes hégéliens ; le grave penseur, le savant historien d’Aristote vient de s’enrôler dans les corps-francs. M. Michelet, pour payer sa bienvenue, a voulu donner, lui aussi, le plan d’une société nouvelle ; mais on voit trop que le philosophe n’était nullement préparé aux études positives de l’économie publique. Son livre, sa Solution du problème social[1], serait indigne d’un examen attentif, si l’on n’y cherchait des renseignemens sur les progrès de l’athéisme. C’est à l’athéisme en effet, à l’athéisme furieux de la jeune école hégélienne que M. Michelet (de Berlin) s’est converti. « Le but de la question sociale, s’écrie l’auteur à la dernière page, est de nous donner sur la terre les joies qu’on se représentait dans le ciel. Il faut que la Jérusalem céleste, comme une fiancée parée de ses plus beaux vêtemens, descende sur la terre et y demeure. Alors seulement nous serons délivrés de ce monde imaginaire que créaient nos désirs inassouvis. » Ainsi, le grand avantage du socialisme aux yeux de M. Michelet (de Berlin), c’est d’éloigner de nous la pensée d’une autre vie, de faire évanouir pour jamais le fantôme importun de la Divinité, d’établir enfin et de faire passer dans la pratique tous les dogmes de la jeune école hégélienne. La partie économique du livre de M. Michelet (de Berlin) est d’une nullité déplorable. J’excepte son plan de la société future, qui serait vraiment une réjouissante invention, si les travaux antérieurs de M. Michelet (de Berlin) et le respect que nous lui gardons n’arrêtaient le sourire sur nos lèvres. Ce qui préoccupe avant tout M. Michelet (de Berlin), c’est l’emploi des soirées dans son phalanstère. Causera-t-on ? dansera-t-on ? fera-t-on de la musique ? That is the question. M. Michelet fait remarquer les avantages de cette société sur le système chrétien ; les chrétiens se condamnent à une vie de luttes et de sacrifices, et c’est seulement à la fin de cette vie qu’est placé le repos avec la récompense. Dans l’organisation sociale de M. Michelet (de Berlin), la récompense est décernée chaque soir. Ces choses sont écrites très sérieusement par un homme que de beaux travaux ont recommandé jusqu’ici à l’estime du monde savant. Qui aurait dit, il y a deux ans, qu’un sévère représentant de l’ancienne école hégélienne ferait

  1. Die Losung der gesellschaftlichen Frage, von C. Michelet, Francfort et Berlin, 1849.