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L’année 1848 est venue arrêter brusquement cette société qui marchait de victoire en victoire à la conquête régulière de ses droits. L’ordre de bataille a été brisé, les rangs les mieux serrés se sont rompus, et les aventuriers, qu’on avait peu à peu rejetés en arrière, se sont emparés du drapeau. De là, pendant plus d’un an, un chaos inextricable. Une confusion inouie avait succédé à cette belle discipline ; tantôt c’étaient des chimères absurdes, des utopies violentes, substituées aux triomphes de la veille, tantôt des hésitations, des doutes, des découragemens à faire croire que l’armée libérale était dispersée pour jamais ; d’un côté était la démagogie, de l’autre le despotisme ; en un mot, à l’heure même où 1848 donnait à l’Allemagne des constitutions sérieuses, le parti qui depuis dix ans poursuivait ce but, le parti de la science, de la liberté et du progrès, semblait anéanti. Triste situation dont la littérature a long-temps reproduit le désolant aspect ! Peut-être, cependant, cette rude secousse n’aura-t-elle pas, en définitive, toutes les suites que l’on devait craindre. Le premier choc a été violent, profond a été le trouble des esprits ; qu’importe, si le mal, dont on se défiait trop peu, s’est montré dans sa nudité odieuse ? Satisfaite de la discipline croissante de ses milices, la société libérale ne se préoccupait pas de la sourde propagande des doctrines hégéliennes ; désormais elle a vu le mal, elle sait où est l’ennemi.

Oui, j’en suis sûr, cette déroute des esprits ne se prolongera pas long-temps dans un pays comme l’Allemagne. Déjà, depuis le milieu de 1849, le mouvement intellectuel annonce le retour de la vie. Les lettres, la philosophie, les sérieux travaux de la pensée, ont repris, non sans éclat, leur tâche interrompue. Quant à la littérature plus spécialement politique, elle a traversé déjà deux périodes distinctes, la période des folies et la période des regrets : l’une remplit l’année 1848 ; 1849 commence l’autre. Dans la première, les écrivains s’associent, les yeux fermés, à ces fastueuses illusions qui s’étaient emparées de tout un peuple ; ce ne sont que promesses, chants de triomphe, glorifications aveugles de toutes les journées insurrectionnelles. Dans la seconde, le rêve se dissipe ; le spectacle de la réalité, la dispersion du parti libéral, les préoccupations d’un avenir chargé de menaces font succéder une clairvoyance attristée à ces puérils éblouissemens. On commence à discuter ces révolutions, qui n’éveillaient d’abord que de si poétiques images, et l’inquiétude, sinon l’hostilité, se manifeste presque partout. Excellent symptôme, à mon avis ! Ce qu’il y a de plus difficile et de plus indispensable en temps de révolution, c’est d’y voir clair. Les songeurs, les dupes, tous ceux qui sont trompés par de grands mots ou aveuglés par une confiance béate, tous ceux enfin qui combattent dans les ténèbres, sont d’avance à demi vaincus. L’Allemagne est plus exposée qu’aucun autre peuple à ces entraînemens de