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sous des noms vieux ou récens, ces réalités qui nous obsèdent ! En vérité, c’est cruauté ou maladresse. Comment ne comprend-on pas qu’il ne saurait y avoir pour nous de sujets moins agréables que ceux qui nous remettent ainsi en présence de nos misères ? Il est de règle de ne jamais parler devant les gens des choses qui les divisent ou les affligent. Cette règle élémentaire, le théâtre et les livres l’oublient quand ils nous retracent les révolutions qu’ont faites nos pères, ou qu’ils nous racontent celles que nous avons faites nous-mêmes.

On doit donc regretter que M. Ponsard se soit laissé séduire par le sujet de Charlotte Corday. N’est-ce pas une téméraire entreprise que de faire parler et agir sur le théâtre des personnages politiques, lorsque l’époque à laquelle ils appartiennent est assez rapprochée de nous pour nous teindre encore de ses couleurs et nous agiter de ses passions ? Pour réussir avec éclat, pour donner à son œuvre le mouvement, l’ardeur et la vie des événemens qu’il retrace ou des caractères qu’il peint, il faudrait que le poète se passionnât comme eux, qu’il fit passer dans ses vers un peu de cette fièvre étrange qui, à certains momens, déplace les notions du bien et du mal, frappe de vertige les plus vigoureuses intelligences et pousse une nation vers les hasards et les précipices ; il faudrait qu’il se rangeât franchement dans un camp ou dans un autre, qu’il fût partial comme l’est nécessairement un peuple en révolution, tant que cette révolution n’est pas finie, tant que les intérêts qu’elle menace, les inquiétudes qu’elle excite ou les espérances qu’elle attise flottent encore au gré des influences mobiles qui dominent, en ces instans, les pouvoirs établis et les conditions véritables d’ordre, et de stabilité. Mais alors quel péril pour l’écrivain qui, en désignant ainsi son ouvrage aux sympathies enthousiastes d’un parti, le désigne aux colères du parti contraire ! Quelles rumeurs, quelles collisions peut-être autour de ces peintures où chacun vient chercher l’ennemi qu’il veut haïr ou le modèle qu’il veut imiter ! Et comme ce triomphe, en supposant qu’on l’obtienne, est peu digne, après tout, du but sacré de l’art, de la paisible initiative des lettres et de la vraie mission du poète !

L’impartialité est moins dangereuse : est-elle bien possible ? Cette immobilité sereine d’un esprit ferme que rien ne fait pencher à droite ni à gauche, peut-on l’espérer sur un terrain où des ébranlemens nouveaux rappellent et continuent les secousses passées ? M. Ponsard paraît avoir voulu y croire, et rien ne nous permet de révoquer en doute sa sincérité. Dans un prologue élégamment écrit, et qui promettait des allures plus libres et plus poétiques, l’auteur de Charlotte Corday, évoquant la muse de l’histoire, a placé sur ses lèvres une sorte d’appel à cette impartialité austère qui remplace pour la postérité les passions contemporaines. Toutefois, la postérité a-t-elle bien réellement commencé pour la révolution française, et n’est-il pas beaucoup plus exact de dire que cette révolution dure encore ? Robespierre, Danton, Sieyès, les montagnards, les girondins, sont-ils bien pour nous des personnages historiques ? Ne sont-ils pas plutôt des contemporains auxquels des catastrophes récentes donnent une actualité posthume et comme une seconde vie ? Lorsque M. de Lamartine publia son livre des Girondins, les hommes clairvoyans comprirent qu’il y avait tout un élément d’agitations nouvelles dans la puissance magique avec laquelle l’historien avait tout à coup rallumé dans le présent cet incendie du passé, et quelques voix prophétiques s’élevèrent pour demander si ces pages ardentes