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Corday que pour Lucrèce ou Agnès de Méranie. Qu’il s’agisse de la convention ou de l’aréopage, du sénat de Rome ou du parlement anglais, partout et toujours il faut, dans une œuvre poétique, une idée dominante, une volonté souveraine qui serve de centre et de pivot à toutes les évolutions de la fantaisie. Or, dans Charlotte Corday, cette loi est évidemment méconnue. Il fallait entrer dès le début au cœur du sujet, et ne pas essayer de nous y mener à travers une série d’épisodes. Une fois engagé dans cette voie épisodique, M. Ponsard devait se complaire dans l’achèvement de chaque tableau, et perdre de vue le but véritable, le but unique de son œuvre. Quel que soit le talent empreint dans chacun de ces tableaux, rien ne saurait masquer l’absence de composition générale. L’admiration la plus complaisante ne saurait aller jusqu’à prendre cette suite de scènes pour une œuvre dramatique. La seconde vient après la première, mais non à cause de la première. Or, malgré la différence profonde qui sépare la méthode scientifique de la méthode poétique, il faut, dans la poésie aussi bien que dans la science, dans l’invention aussi bien que dans la démonstration, dans la série des scènes aussi bien que dans la série des argumens, établir et maintenir la relation de la cause à l’effet. Que cette relation, évidente dans la science, soit plus difficile à saisir dans la poésie, je le veux bien ; cependant, pour être moins frappante dans le domaine de l’invention, elle n’en est pas moins réelle, moins nécessaire. À cet égard, Sophocle procède comme Euclide ; les plus beaux théorèmes de géométrie ne s’enchaînent pas mieux, ne sont pas déduits avec une logique plus rigoureuse que l’OEdipe roi.

Le reproche d’impersonnalité est-il moins clairement justifié ? Y a-t-il dans l’ouvrage entier une scène qui révèle sans ambiguïté les sympathies politiques de l’auteur ? On me répondra qu’il est girondin comme Charlotte Corday. Je consens à le croire ; toutefois, à parler franchement, cette opinion, qui se laisse deviner, n’est nulle part affirmée en termes précis. Tous les partis sont traités dans le drame de M. Ponsard avec une indulgence qui équivaut à l’indifférence. Si le cœur du poète préfère la gironde à la montagne, pourquoi n’avoue-t-il pas hautement sa prédilection ? Pourquoi enveloppe-t-il sa pensée d’un nuage ? Craint-il qu’on ne l’accuse d’injustice envers la montagne ? S’il croit avoir contenté les admirateurs de Robespierre et de Danton, il s’abuse étrangement. Les paroles hardies placées dans la bouche des montagnards ne rachètent pas aux yeux de leurs disciples fervens les tirades récitées par Barbaroux, et ces tirades mêmes n’expient pas aux yeux des girondins de notre temps les paroles prononcées par Danton et Robespierre. Je laisse Marat hors de cause, parce qu’il excitait l’horreur et le dégoût parmi les montagnards comme parmi les girondins.

Il faut pourtant, me dira-t-on, que chaque parti parle son langage. Sans cette faculté accordée à tous d’exprimer librement les sentimens