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de l’Amérique espagnole. Après les batailles de Junin et d’Ayacucho, les anciens sujets de l’Espagne se croyaient libres, parce qu’ils avaient chassé leurs maîtres. Bolivar savait pourtant que son œuvre était loin d’être accomplie ; il avait affranchi ses compatriotes, mais il n’avait pas constitué leurs gouvernemens, et là commençait la partie la plus difficile de sa tâche. Dans le premier enthousiasme de la victoire, en haine du despotisme de Madrid, les Américains du sud avaient proclamé la république. Bolivar eût préféré un régime moins contraire aux habitudes et aux souvenirs des sociétés hispano-américaines. Son vœu secret était la fondation d’un vaste empire sud-américain, sur le trône duquel se serait peut-être assis un prince français. Bolivar fut débordé par ses généraux, par ses amis même, et ses rivaux l’accusèrent d’aspirer en secret à cette couronne, dont certes il n’eût pas voulu[1]. Cette tactique triompha, et le gouvernement républicain fut inauguré dans toutes les anciennes colonies de l’Espagne. Des présidens furent choisis, des constitutions furent votées et débattues. Dès-lors l’Amérique espagnole entra dans l’ère des aventures politiques, et il fut aisé de prévoir qu’elle n’en sortirait pas sans de longs et douloureux efforts. Vingt-six ans se sont passés depuis la bataille d’Ayacucho, livrée en 1824, et c’est par exception que pendant ce quart de siècle elle a connu quelques jours de repos sous des chefs légalement établis. Pour ne parler ici que du Pérou, l’histoire de ce pays, depuis son émancipation jusqu’à l’avènement du général Castilla, est tristement significative. Nulle part peut-être les causes d’anarchie ne se sont montrées aussi nombreuses, aussi puissantes. Bien que ces causes aient en partie cessé d’agir aujourd’hui, il ne sera pas inutile de jeter quelque lumière sur cet étrange dédale de révolutions et de guerres où l’initiative imprudente de quelques chefs ambitieux avait lancé un des plus florissans états de l’Amérique méridionale. Il est surtout un caractère commun des révolutions péruviennes qu’il importe de noter c’est la prédominance des questions de personnes sur les questions de principes. Que pouvait être le gouvernement là où les ambitions personnelles s’érigeaient seules en influences politiques ? Dignité, autorité, stabilité, tout lui manquait de ce qui fait la réalité du pouvoir. On s’attachait à un chef dès qu’on espérait parvenir avec lui ; on l’abandonnait, on le trahissait dès que la fortune penchait vers un rival plus heureux. Quant à la volonté du pays, c’était de quoi les républicains du Pérou s’inquiétaient le moins. L’histoire de ces conflits personnels,

  1. Les derniers jours du libérateur, malgré ce beau nom qui lui avait été donné, furent bien tristes et bien amers. Après avoir failli être assassiné plusieurs fois, il mourut, non de vieillesse, mais de chagrin, dans cette Amérique qu’il venait de rendre indépendante.