Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/138

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout le monde ; la reprendre aux ouvriers seuls ne serait pas juste et serait une imprudence extrême.

Il est au moins fort douteux qu’il soit possible de rétablir chez nous la déférence du pauvre envers le riche, non à l’imitation du moyen-âge, mais même au degré où elle existe encore en Angleterre. Il est trop tard. Des liens de ce genre, une fois qu’ils ont été rompus, ne se renouent pas solidement. Les Anglais n’ont pas eu, certes, une politique immobile, à beaucoup près : ils ont eu le culte du progrès autant que d’autres ; mais ils l’ont entendu d’une autre façon que nous. Ils ont considéré qu’une nation ne devait pas répudier son passé et secouer la tradition ; de même qu’une génération est le fruit de celles qui précèdent, ils ont pensé qu’en politique les institutions d’une époque devaient naturellement et régulièrement procéder des âges antérieurs. Ils ont fait des modifications graduelles à leurs lois, ils ont évité les changemens à vue, ils ont en horreur les transformations brusques par le procédé révolutionnaire. C’est ainsi que la société anglaise, telle qu’elle est aujourd’hui, dérive, par une filiation continue, de la vieille société anglaise d’il y a plusieurs siècles, tout en lui ressemblant fort peu, et que les relations de patronage ont pu se conserver jusqu’à un certain point dans la Grande-Bretagne, sans que la liberté et la dignité du commun des hommes cessassent d’y recevoir de nouvelles garanties. Nous, au contraire, nous avons subitement entrepris de faire ab ovo une société nouvelle. Nous démolîmes l’ordre social tout entier en 1789 et pendant les années suivantes. La constituante rompit tous les liens sociaux, et les événemens qui se sont passés depuis n’ont pas été de nature à rattacher ce qui était séparé. La manœuvre fut-elle judicieuse ? Fîmes-nous bien de céder à l’impatience de notre tempérament dans la poursuite du progrès social et politique ? Tout ce qui se passe ne montre-t-il pas que la tâche assumée par nous en 1789 est infiniment plus lourde que nous ne l’avions pensé ? Les Anglais, qui ont eu des allures moins précipitées, et qui, au lieu de nos révolutions périodiques, se livrent à une évolution graduée et régulière, ne sont-ils pas pour le moins aussi avancés que nous ? Quoi qu’il en soit, il ne nous est plus possible de quitter notre méthode pour prendre celle de nos voisins. Nous ne pouvons faire que ce qui est accompli ne le soit pas, que les coutumes que nous avons secouées subsistent encore. Quelque effort que nous fassions pour développer parmi nous la pratique de la bienfaisance, je ne crois donc pas que nous réussissions à restaurer chez nous les mœurs du patronage au point où les Anglais les ont gardées. Supposons cependant que ce soit praticable, serait-ce à dire que les ouvriers n’auraient rien à attendre de plus, et qu’ils devraient, en retour, renoncer à l’exercice des droits