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vive de soi-même en France que l’individu solitaire, universellement dépouillé du prestige qui jadis entourait au moins les grandes existences, et un colosse dominateur insatiable, l’état. Entre les deux, pas d’intermédiaire. Les différens peuples de l’Europe continentale se sont de plus en plus rapprochés de ce modèle. L’Angleterre est demeurée fidèle à son ancienne donnée d’associations fortement constituées, robustes, n’ayant à demander à personne la permission d’exister, et tenant à toutes les classes de la société par leur composition même. Au lieu de porter atteinte à leur existence, le législateur britannique l’a consacrée par des témoignages nouveaux de son respect. Cette différence entre la politique française et la politique anglaise depuis 1789 a peut-être été commandée par l’esprit différent qui autrefois animait les ordres divers dans les deux pays, ce que M. de Laborde a dépeint par la figure que nous lui avons empruntée : esprit de caste de ce côté-ci du détroit, esprit national de l’autre, ce n’est pas ce que j’ai à examiner ici. Aujourd’hui voici les résultats de ces systèmes opposés : l’Angleterre est un corps dont les membres bien proportionnés et bien nourris s’assistent les uns les autres ; la France est une tête énorme, unie à des membres grêles et chétifs, dont aucun ne peut grand’chose pour le salut ou le bien-être du reste. Ou, pour choisir une comparaison qui réponde à notre crainte des bouleversemens, l’Angleterre est comme une construction vaste et diverse, dont toutes les parties reposent sur des fondations faites de matériaux massifs, durables et bien liés ; la France est un édifice qui peut séduire les regards par sa régularité savante, mais qui repose sur un amas de grains de sable. Sur sa base mouvante, il penche tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; il est sujet à se lézarder dans tous les sens, et menace de crouler subitement alors qu’on croit avoir le mieux réparé les dommages causés par les ébranlemens antérieurs.

Les hommes qui ont étudié l’Angleterre dans ces derniers temps ont été frappés de ce penchant qui y rapproche tout naturellement, en certaines circonstances, les personnes des diverses classes de la société. Les observateurs les plus intelligens n’ont pas manqué de remarquer que, dans les rapports entre des personnes de positions si différentes, on n’apercevait rien de cette égalité farouche dont en France on mettrait volontiers l’empreinte sur toutes les relations sociales, et cependant la dignité de chacun y est parfaitement respectée. Les Anglais y apportent un sentiment que je ne crains pas de qualifier de patriotique, car l’estime des concitoyens les uns pour les autres, la satisfaction qu’ils éprouvent à se retrouver, l’absence complète dans le contact, de morgue chez celui-ci, de bassesse chez celui-là, ce n’est rien de moins qu’une haute expression du patriotisme en même temps