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sans contrainte pour personne, en ménageant la dignité de tous, en flattant l’amour-propre de l’ouvrier sans abaisser le riche, étaient dignes de l’appui de tous les bons citoyens. Par quelle fatalité les commissions de l’assemblée nationale y ont-elles refusé leur approbation ?

Quand on étudie la société anglaise et qu’on se demande comment elle a pu s’exempter des secousses qui ont ébranlé depuis soixante ans la France, et après celle-ci tous les autres peuples continentaux de l’Europe, à l’exception de la Russie, on ne tarde pas à reconnaître que, de toutes les sociétés européennes, c’est la seule[1] où des relations fréquentes, dignes pour tous, soient organisées entre les différentes classes de la société par le moyen d’institutions multipliées et d’usages divers qui sont fixés dans les mœurs. Un écrivain, qui a fait, il y a plus de vingt ans, un livre intéressant sur l’esprit d’association, a figuré avec bonheur la différence qui existait, avant 1789, entre l’Angleterre et la plupart des autres nations européennes[2]. « Je me représente, dit-il, la société sous la forme d’une échelle divisée en compartimens de plusieurs nuances, marquant chacune les conditions et les rangs. La dernière, formant la base, sera le peuple, l’ouvrier, le cultivateur ; plus haut viendra la bourgeoisie, le commerce, la finance ; au-dessus, la magistrature ; enfin, la noblesse, le haut clergé et la maison souveraine. Si vous considérez cette échelle par ses divisions horizontales, vous aurez le système d’isolement ou de corporation, comme jadis en France et dans la plupart des états de l’Europe, c’est-à-dire une suite de rangs marqués qui s’excluent mutuellement ou dont les couleurs paraîtraient se ternir en se mêlant ; si, au contraire, vous tracez des lignes perpendiculaires sur tous les compartimens et que vous preniez la division du sommet à la base, vous aurez alors le système complet d’association ou d’union tel qu’il est en Angleterre, en Hollande et en Suisse, c’est-à-dire un peu de noblesse, de magistrature, de finance et de bourgeoisie[3] réunies dans presque toutes les institutions, les rangs se croisant sans cesse et se prêtant un mutuel appui qui les garantit de tout trouble et de toute atteinte. »

Depuis 1789, à peu près tous les corps et toutes les associations qui existaient dans la société française ont été détruits. Sous prétexte qu’il personnifiait en lui l’unité nationale, l’état a successivement confisqué et absorbé tous les pouvoirs et toutes les attributions qui formaient le domaine des corps de toute espèce, si bien qu’il n’y a plus rien qui

  1. Je devrais nommer aussi un peuple extrêmement estimable, à qui il n’a manqué qu’un plus vaste territoire pour arriver aux plus imposantes destinées, la Hollande.
  2. Alexandre de Laborde, de l’Esprit d’Association, page 25.
  3. M. de Laborde ici, dans ce mot de bourgeoisie, comprenait sans doute les artisans et les ouvriers, qu’il a soin de nommer dans son énumération précédente.