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fut cher ?… Je ne parle pas de moi, mais de ce fauteuil qui est au coin de ma cheminée, et d’où vous avez écouté passer vos hivers adoucis ; je parle de cette pendule, de cette console, de cette tenture familière, de ce malheureux damier lui-même, de tout ce petit monde habituel qui vous connaissait, qui vous aimait, qui vous choyait… de tous ces riens enfin qui simplement, parce qu’ils se renouvellent chaque jour, prennent sur le cœur une puissance infinie… Allez, demain ne nous vengera que trop, le bon Dieu et moi ; demain, vous sentirez qu’il vous restait encore du bonheur à perdre. (Elle s’arrête comme épuisée.) Ah ! que je suis lasse !… que je suis brisée, mon Dieu ! (Elle baille.)

JACOBUS.

Vous ne souffrez pas, madame ?

Mme D’ERMEL, d’une voix de plus en plus faible.

Hein ?… Non,… c’est la fatigue… le sommeil. (Elle laisse retomber sa tête sur l’oreiller.) Dieu merci, je vais dormir… Vous savez, vous, ce qui vous reste à faire… Que je ne vous retrouve plus,… puisque… je suis bien aise… cela m’épargnera… enfin…

(Elle murmure encore quelques mots que le docteur essaie en vain d’entendre. Après qu’elle s’est tue, Jacobus reste immobile pendant quelques minutes, la tête dans sa main ; puis il s’avance sans bruit dans le cadre de la porte, prêtant l’oreille à la respiration calme et régulière de Mme d’Ermel.)
JACOBUS.

Elle s’est endormie. (Il fait deux pas vers le lit et reprend d’une voix basse et émue :) Ses derniers sommeils sont des sommeils d’enfant !… Son lit de vieillesse a retenu la paix de son berceau !… Honnête et douce créature ! âme toute prête pour le ciel !… Le Dieu de justice et de bonté a déjà fermé la blessure dont je l’avais frappée ; mais celle que j’ai ouverte du même coup dans mon cœur saignera jusqu’à ce que la mort l’ait cicatrisée… Ainsi je paierai bien cher la victoire de mon orgueil… Adieu, adieu, madame ! Que le bon ange de vos nuits vous répéte les vœux de l’ami que vous n’entendrez plus !

(Il fléchit le genou et pose ses lèvres sur la frange des rideaux.)
Mme D’ERMEL, se soulevant un peu et lui mettant la main sur la tête.

Courbe toi vieux Sicambre, et adore ce que tu as brûlé !

JACOBUS, éperdu.

Eh quoi ! vous ne dormiez pas, madame !

Mme D’ERMEL.

Je n’avais garde. M’en voulez-vous ? (Après un peu d’hésitation, Jacobus baise la main de Mme d’Ermel. Elle reprend.) Bien répondu… Ah çà maintenant songeons qu’il est fort tard, que je suis quasiment au lit, et que, de même que mon curé, êtes un homme après tout… Nigaud !… Demain à neuf heures, je serai chez vous ; vous me mènerez chez votre malade.

JACOBUS.

Et s’il vous plaît, madame, vous me mènerez ensuite au presbytère.

(Mme d’Ermel le remercie d’un signe de tête ; il sort en fredonnant.)


Octave Feuillet.