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II

M. Carlyle, cette fois, n’aborde pas son ennemi de front ; il prend un détour ; il a visité une prison-modèle.

« C’était, en effet, un modèle de prison, un établissement exemplaire si propre et si bien tenu que nul duc en Angleterre ne possède une demeure aussi parfaitement adaptée à tous les besoins d’un être raisonnable. Et pour qui ce palais ? pour qui ces serviteurs ? Pour les élus du crime et de la perversité. Recevez mes félicitations, régimens de ligne de Satan. Quels soldats au service de quelles puissances terrestres ou célestes te sont jamais vus si bien traités ? Votre maître, dit-on, s’intitule lui-même prince des royaumes de ce monde. Je vois qu’en vérité il a le pouvoir de faire prospérer ses favoris, en Angleterre du moins. Lui demanderai-je, demanderai-je au diable que grand bien vous en prenne ? Non, je passerai plutôt sans murmurer aucune prière. Je préfère méditer en silence sur la forme singulière qu’a prise, de nos jours, chez les enfans d’Adam, le culte de Dieu ou la vénération pratique du mérite humain, qui est l’effluve et l’essence de toute espèce de culte… Le fait est que je suis fatigué des gredins et du bruit qui se fait autour d’eux. La gredinerie m’a toujours été odieuse ; mais ici, où je la vois logée dans un palais et entourée des sollicitudes de tous les bienfaisans de ce monde, elle m’est plus odieuse et plus intolérable que jamais. »

Ces quelques lignes suffisent pour dessiner la pensée de M. Carlyle ; c’est à la philanthropie qu’il s’adresse, et à toutes ses bonnes oeuvres, à ses « sociétés de secours en faveur des fainéans et des bandits, à ses propagandes pour l’abolition des peines capitales et autres châtimens, » à ses magnifiques élans de charité en l’honneur « de ceux qui ne veulent pas avoir pitié d’eux-mêmes, et qui entendent forcer l’univers et les lois de la nature à n’avoir nulle pitié pour eux. » Exeter-Hall[1], toutefois, n’est en quelque sorte qu’un prétexte et un emblème pour lui. En France, il eût élevé la voix contre les beaux sentimens qui se dépensent au seul profit des émeutiers. En Angleterre, il s’attaque aux cœurs généreux qui n’ont de sympathie que pour les victimes de la justice, et qui réduisent toute charité « à blanchir, à ventiler, à choyer et à instruire les régimens de ligne du diable. » Au fond, le véritable but de son indignation, c’est « l’aveugle et loquace sentimentalité qui partout se substitue, en s’adressant force éloges, au divin sentiment du juste et de l’injuste. » Sous cette générosité humanitaire, il a vite reconnu le même dissolvant qu’il avait dénoncé sous la démocratie. Là-bas l’ennemi travaillait à démanteler la société en chantent le bon sens des masses, ici il poursuit son œuvre en célébrant les miracles de la douceur. « De l’autorité ! de l’autorité ! » s’était écrié Carlyle en

  1. Vaste bâtiment qui est le quartier-général des sociétés et des meetings philanthropiques.