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faut bien qu’on leur enlève toute liberté, quoi qu’il puisse en résulter ; mais toujours il s’est trouvé que ce moyen de salut, qu’il fût ou non nécessaire, était gros de révolutions, car la possibilité de se tromper est en même temps la possibilité d’apprendre et d’instruire les autres par ses propres fautes, c’est-à-dire la loi essentielle de tout progrès. Dieu l’a ainsi voulu, la plainte est vaine. Ce n’est qu’en s’entrechoquant que des élémens incompatibles se modifient de manière à pouvoir coexister côte à côte. Arrêter la liberté des erreurs là où elle commence à s’attaquer à l’existence même de la société sera toujours la tâche de chaque époque ; aller au-delà, c’est tomber dans l’utopie, et dans l’utopie mère de tous les dangers. On va loin et fort loin avec cette croyance, qu’il s’agit simplement de découvrir les lois éternelles, et que les systèmes de ceux qui les ont déchiffrées peuvent seuls établir le cosmos. Il n’en faut pas davantage pour que chaque opinion se fasse un saint devoir de tout jeter à bas, afin de tout refaire à son image. Les génies et les prétendans au génie se disputent depuis longtemps l’empire de la terre. La bataille des principes a en son œuvre à accomplir sans doute ; mais le monde se fait vieux, et les vérités absolues s’y sont tellement multipliées, que, pour avoir la paix, il ne nous reste plus qu’une ressource : celle de reconnaître enfin que le plus saint des devoirs est de ne pas s’ériger sans cesse en sauveurs des sociétés au nom de n’importe quelles vérités éternelles.

À tout prendre, M. Carlyle ne nous semble donc pas avoir pénétré l’énigme du sphinx. L’ère des héros est passée comme celle des saints. Nos sociétés sont trop complexes pour qu’aucun penseur puisse embrasser da regard toutes leurs nécessités. Le génie des grands hommes ne leur sert qu’à mieux comprendre combien ils sont impuissans à concilier tant de rouages. La synthèse de tous nos besoins et de toutes nos facultés ne saurait plus se faire que dans un parlement. Il faut que chaque intérêt soit représenté par un mandataire éclairé, et que tous les intérêts ainsi représentés se chargent eux-mêmes de trouver leur loi d’ordre en réagissant l’un sur l’autre et en se contenant mutuellement. La force des choses a fait naître le gouvernement représentatif : ce n’est pas lui qui est la cause de nos révolutions, c’est l’usage que nous en avons fait. Nos gouvernans nous ont mal dirigés, soit : mais nos vrais gouvernans ont été nos systèmes, nos imprévoyances, nos aveuglemens. Le nombre en est grand. M. Carlyle, nous l’avons vu, a déjà démasqué plusieurs de ces tristes despotes : je crois que, dans son second pamphlet, il en démasque un autre encore plus dangereux.