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des mendians des trois royaumes. Quelques fragmens de ce curieux discours méritent d’être cités


« Mendians et vagabonds, votre aspect me remplit d’étonnement et de désespoir. Que faire de vous ? Je n’en sais trop rien. Ce que je sais seulement, c’est qu’il est impossible de vous laisser plus long-temps errer à l’aventure, pour qu’à chaque instant vous alliez vous jeter dans les précipices, et alourdir ainsi la chaîne qui menace d’entraîner avec vous ceux qui pourraient être capables de se tenir, sur leurs jambes… Je m’aperçois que tout ce qui a été dit et chanté sur l’affranchissement, l’émancipation, l’indépendance, les droits électoraux, la liberté civile et religieuse, n’est guère qu’un jargon temporaire… Tous les hommes, je le pense, auront bientôt à abandonner ce progrès-là pour s’occuper d’une autre besogne beaucoup plus impérieuse à l’heure qu’il est. Quoi qu’il en soit des autres, polir vous, en tous cas, mes indigens amis, le moment de l’abandonner est bien certainement venu ; vous parler, à vous, de la glorieuse bataille de la liberté serait un non-sens. La bataille, vous l’avez perdue. Avec le noble privilège de vous conduire vous-mêmes, vous vous êtes laissé égarer par les feux-follets. Votre courte vue n’a pas aperçu les fossés, et vous êtes à plat dans la boue. Je vous le répéterai avec chagrin : vous êtes de la race des esclaves, ou, si vous le préférez, de la famille des nomades. Vous émanciper ! vous, les loyaux sujets du dérèglement aveugle et de la paresseuse et gloutonne imprévoyance, de la bouteille et du diable ! Qui jamais pourrait émanciper des hommes dans un pareil état ?… A la fin, il faut que nous sortions de cet indicible enchevêtrement de niaiseries constitutionnelles, philanthropiques, au milieu duquel (sans nous entre-haïr peut-être, mais assurément sans nous aimer autant qu’on le pense) nous passons notre temps à nous étrangler l’un l’autre. Que ceux qui préfèrent la brillante carrière de la liberté prouvent d’abord qu’ils sont aptes à y marcher et à se servir de maîtres à eux-mêmes ! Quant à vous, par vos appétits surabondans et vos énergies imparfaites, en travaillant trop peu et en buvant trop, vous avez assez démontré que vous étiez hors d’état de vous tirer seuls d’affaire. Ce n’est plus comme des fils glorieux et infortunés de la liberté que j’entends vous traiter ; c’est comme des captifs officiellement captifs, comme de malheureux frères déchus, que mon devoir est de diriger, et au besoin de dompter et de contraindre. Entre nous, il ne peut plus y avoir d’autres rapports que ceux-là. C’en est fait de l’état nomade, sachez-le bien. Ne venez pas me demander des pommes de terre ; vous aurez d’abord à les gagner. Du travail, vous en aurez, mais vous aurez aussi des colonels industriels, des contre-maîtres, des commandans équitables comme Rhadamante et inflexibles comme lui. Enrôlez-vous dans mes régimens de l’ère nouvelle, non pour combattre les Français, mais pour faire la guerre aux marécages et aux landes incultes, pour enchaîner les démons de l’abîme. Les sergens vous attendent. Bandits nomades de l’oisiveté, ils vous changeront en soldats dociles du travail. Vous serez dressés et disciplinés. Obéissez, endurez, abstenez-vous, comme nous avons tous eu à le faire. Votre tâche vous sera taillée ; si vous l’accomplissez avec courage et ponctualité, le salaire ne fera, pas défaut. Refusez d’obéir : pour commencer, je volis admonesterai ; si vous ne m’écoutez pas, je vous fustigerai ; si cela ne mène à rien, je vous fusillerai.