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la même vérité n’a pas cessé d’être signifiée au monde : messages sur messages sont venus la répéter, et d’une façon terrible parfois. Maintenant il serait temps pour le monde de se décider à y croire. — Qu’est-ce donc que cette démocratie, ce colossal et inévitable produit des destinées ? où va-t-elle ? quelle est sa signification ? Il faut qu’elle en ait une, ou elle ne serait pas ici. Si nous sommes à même de découvrir son vrai sens, nous avons encore chance de vivre en cédant avec sagesse ou en résistant et en contenant avec prudence ; si nous y découvrons seulement une fausse signification, ou si nous n’y voyons aucune signification, toute vie nous sera impossible.

Avant de répondre lui-même à ces questions, M. Carlyle nous apprend qu’en tout cas il n’admet point l’interprétation de la foule.


« Peut-être la démocratie nous tirera-t-elle elle-même du bourbier. Une fois façonnée en votes et fournie d’urnes électorales, peut-être se chargera-t-elle de nous faire passer du mensonge à la réalité, et de nous transformer un de ces jours en un monde bienheureux. Pour la masse des hommes, je le sais, les choses se présentent sous ce charmant aspect. Ils regardent la démocratie comme une manière de gouvernement. Le vieux patron, taillé depuis longtemps et définitivement perfectionné en Angleterre il y a quelque deux cents ans, s’est proclamé lui-même à la face des nations comme le nouveau spécifique pour tous les maux : « Établissez un parlement, disent partout les nations quand elles découvrent que leur ancien roi n’était qu’une contrefaçon de roi, donnez-nous un parlement, faites-nous voter, faites voter le suffrage universel, et sur-le-champ ou peu à peu tout s’arrangera au mieux, ce sera un vrai millenium. » Telle est leur manière à eux d’envisager les choses ; telle n’est nullement, hélas ! ma manière à moi de les envisager. Si j’eusse pensé de la sorte, j’aurais eu le bonheur de garder le silence ; rien ne m’eût obligé à parler. C’est parce que le contraire même de tout cela est profondément évident pour moi, et me semble oublié par des milliers de mes contemporains, que j’ai dû entreprendre de leur adresser un mot ; oui, le contraire même de tout cela, et plus j’y regarde à fond, plus l’état d’esprit qui a pu engendrer tout cela me paraît désolant, odieux et désespérant. Examiner cette recette parlementaire, voir jusqu’à quel point un parlement est propre à gouverner toutes les nations, que dis-je ? à gouverner seulement l’Angleterre, qui depuis tant de temps est rompue à cette routine, c’est là une enquête alarmante à laquelle sont conviés tous les penseurs sincères et tous les bons citoyens qui ont le don d’entendre les petites voix secrètes et les éternels commandemens à travers les clameurs temporaires et les assourdissantes proclamations… Si un parlement avec des suffrages universels ou toute autre espèce imaginable de suffrages est, en effet, la bonne méthode, mettons-nous à l’œuvre, et ne nous accordons nul répit jusqu’à ce que nous ayons découvert le genre de suffrages qui convient ; mais il serait possible qu’un parlement ne fût pas la bonne méthode, il se pourrait que, de par les idées invétérées du peuple anglais, cette méthode-là fût bien la véritable, et que, de par les lois éternelles de la nature, elle ne fût pas la véritable, qu’elle ne la fût pas tout entière, qu’elle ne la fût pas du tout, à la prendre pour la méthode tout entière.