Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 6.djvu/1090

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que nous-mêmes, avec nos habitudes de légèreté, nous pouvons encore nommer fausse appréciation de l’époque, stupide révolte contre ses révélations et ses véritables injonctions, stupide dévouement, actif ou passif, aux faux semblans de ces réalités et aux mensonges en circulation. Cela est vrai de tous les temps et de tous les lieux. »

C’est par ces paroles que M. Carlyle ouvre une série de pamphlets qu’il a commencée avec 1850, et qu’il appelle Latter-Day Pamphlets (pamphlets des derniers jours)[1]. Tous ces écrits nous transportent si loin des opinions usuelles, tous développent les conséquences d’une si longue suite de réflexions, qu’il ne saurait être question de les analyser ici un à un. Les deux premiers d’ailleurs nous dispensent de cette tâche : ils renferment les idées-mères de toutes les pensées de l’auteur, ils renferment surtout son vrai génie. Dans ses autres pamphlets, sa haute intelligence ne l’abandonne pas sans doute ; mais peut-être y montre-t-elle davantage ses limites, et souvent on a plus de peine à l’y saisir à travers les conclusions exclusives auxquelles elle s’est laissé entraîner, parce que, tout en pénétrant des secrets inconnus à la foule, elle n’a pas tenu compte de mille nécessités que d’autres avaient su comprendre.

Le premiers des Latter-Day Pamphlets s’adresse aux démocrates, qui demandent que tous aient une part égale dans la direction des affaires, quelles que soient leurs incapacités ou leurs capacités ; le second est dirigé contre les philanthropes, qui réclament pour tous une part égale de jouissances, quoi qu’ils puissent faire ou ne pas faire. Au fond de ces deux utopies, il n’est pas difficile de reconnaître la même illusion. Sous deux faces différentes, c’est toujours le fatal esprit de théorie qui marche aveuglément à la suite de l’idéal, qui toujours commence par se demander uniquement ce qu’il peut rêver de mieux, et qui borne sa sagesse à choisir tel moyen plutôt que tel autre pour atteindre le but qu’il a d’abord fixé, sans compter avec l’impossible. Cette philosophie-là n’est pas neuve : elle est vieille comme l’étourderie. Autrefois elle cherchait l’éternelle vérité religieuse, maintenant elle cherche la société-modèle, où il ne sera plus besoin d’être apte à remplir un rôle pour le jouer, ni de semer pour recueillir. Au fond, sa présomption n’a pas changé, seulement elle porte un autre costume, celui du jour. Charles Lamb disait des médecins que « chacun d’eux adoptait une partie du corps, les poumons, la rate ou n’importe quel organe auquel il attribuait tout ce qui pouvait aller de travers dans l’économie animale. » Chaque époque a ainsi son idée fixe, sa pensée à l’usage de ceux qui ne peuvent pas penser par eux-mêmes, ses tendances à l’usage de

  1. Latter-days, expression biblique qui correspond à ces mots de la Vulgate : no-vissimorum temparum. Certains sectaires sont désignés sous le nom de saints des latter-days.