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ses femmes à l’encan, et il fut exilé au fond de la Tartarie. Comme les événemens lui donnèrent raison, qu’il avait de nombreux amis, et que son habileté était incontestable, il fut rappelé en 1844, et on le chargea d’une mission extraordinaire à H’Lassa, où de graves complications s’étaient élevées. Le nomekhan qui gouvernait alors le Thibet avait trouvé le moyen de maintenir constamment le Talé-lama en tutelle ; tous les deux ou trois ans, il le faisait transmigrer de force. Déjà il avait imposé à Bouddha trois incarnations nouvelles : un Talé-lama avait été étranglé, un autre étouffé, un troisième venait d’être empoisonné. La voix publique accusait le nomekhan de ces meurtres successifs ; mais il était puissant, il avait une clientèle nombreuse, on n’osait rien dire. Cependant il fallait mettre le nouveau bouddha-vivant à l’abri des accidens qui avaient frappé ses trois prédécesseurs. Les kalons réclamèrent secrètement l’appui de l’empereur. L’intervention du gouvernement chinois, exigée par les circonstances, pouvait d’ailleurs s’appuyer sur un fait tout accidentel. Le nomekhan étant originaire du Kang-sou, province soumise à la Chine, l’empereur avait juridiction sur lui. La cour de Péking vit là une excellente occasion d’accroître son influence dans le Thibet, et Ki-chan fut envoyé à H’Lassa. Plus heureux qu’à Canton, il eut dans la capitale thibétaine un plein succès. Le nomekhan, arrêté par surprise, fit de complets aveux, et on le condamna à la déportation en Mantchourie. Malgré l’horreur que ses crimes inspiraient, dès que la population connut le rôle que l’ambassadeur chinois avait joué dans cette affaire, une insurrection éclata, et la résidence de Ki-chan fut dévastée ; il s’y attendait, et s’était prudemment caché. De l’ambassade, la foule se porta sur la demeure des kalons ; elle pût se saisir de l’un d’eux, et le mit en lambeaux : elle réussit ensuite à délivrer le condamné ; mais, celui-ci ayant déclaré qu’il voulait obéir, l’insurrection cessa. Un nouveau nomekhan fut élu ; comme il était mineur, ainsi que le Talé-lama, le premier kalon reçut le titre de régent, et prit la direction des affaires. Telle était la situation du Thibet en 1846. Toute la force et tout le prestige perdus par le pouvoir local avaient nécessairement profité à l’influence chinoise.

La Chine, qui ne tolère pas les missionnaires chez elle, ne pouvait les tolérer davantage au Thibet. Ki-chan résolut donc de faire expulser M. Huc et Gabet. Des espions s’introduisirent d’abord sous différens prétextes chez les deux Français ; enfin, on vint un jour leur ordonner de se rendre au palais du régent. Ils obéirent. Ce fonctionnaire était un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure épanouie, intelligente et bonne. Une magnifique robe jaune, doublée de martre zibeline, ajoutait à sa majesté naturelle, que des yeux européens pouvaient trouver un peu compromise par sa coiffure composée de trois