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transportèrent jusqu’au campement. — Vous avez un cœur excellent, leur dirent les compagnons du jeune lama, mais vous vous êtes inutilement donné une grande peine, il est fini. — C’était vrai. Plus de quarante hommes de la caravane furent ainsi abandonnés dans le désert. Dès qu’un malheureux, gagné par le froid, ne peut plus ni manger, ni parler, ni se soutenir, il est réputé perdu, et on l’abandonne sur la route. Pour dernière marque d’intérêt, on dépose à côté de lui une écuelle et un petit sac de farine, puis on s’éloigne sans oser détourner la tête, car on sait que dans un moment les oiseaux de proie vont le déchirer.

Ces émotions et la persistance du froid devaient nécessairement aggraver l’état de M. Gabet. Déjà ses pieds, ses mains et sa figure étaient gelés ; bientôt il lui fut impossible de rester à cheval ; il avait les lèvres livides et le regard éteint. On l’enveloppa dans des couvertures et on l’attacha sur un chameau. Lorsque la caravane arriva devant la vaste chaîne des monts Tant-la, les vieux voyageurs, les hommes d’expérience, déclarèrent à M. Huc que son compagnon mourrait infailliblement pendant cette redoutable ascension. Tout au contraire, l’air des monts Tant-la rétablit M. Gabet.

Le temps des grandes fatigues était enfin passé, le sol allait en s’inclinant, le froid diminuait, l’herbe devenait abondante, on touchait à H’Lassa. C’est le 29 janvier 1846 que MM. Huc et Gabet entrèrent dans la ville sainte du bouddhisme. Il y avait dix-huit mois qu’ils avaient quitté le petit village chinois de Hé-chuy. H’Lassa est située dans une vallée ; cette ville a deux lieues de tour et s’offre aux yeux des voyageurs sous un aspect majestueux et imposant. On dit qu’autrefois elle était fortifiée ; aujourd’hui elle a pour toute défense une ceinture d’arbres séculaires. Au milieu des feuillages, on voit s’élever de grandes maisons blanches terminées en plate-forme et surmontées de tourelles. De nombreux temples aux toits dorés, aux couleurs brillantes, dominent les maisons et sont dominés eux-mêmes par le palais du Talé-lama. Ce palais est vraiment magnifique. Il est situé au nord de la ville, et a pour base une montagne rocheuse nommée le Bouddha-la. Plusieurs temples de grandeur et de beauté différentes sont groupés autour du temple principal, qui occupe le centre et compte quatre étages ; cet édifice est terminé par un dôme entièrement recouvert de lames d’or et entouré d’un vaste péristyle dont les colonnes sont également dorées. À l’intérieur, c’est une profusion sans pareille de richesses et d’ornemens de toutes sortes ; la peinture, la sculpture, les étoffes précieuses, l’argent et l’or y frappent partout les regards. C’est là que réside le Talé-lama, grand pontife du bouddhisme et souverain temporel du Thibet. On avait cru à tort jusqu’ici que cette idole