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avec deux bouddha-vivans. Ils firent connaissance du premier dans la ville de Tchoang-long[1], à l’hôtel des Trois Rapports sociaux. Ce bouddha était lui-même en voyage. Quand il eut reçu les adorations des fidèles, il lui prit fantaisie de visiter en détail l’hôtel qu’il sanctifiait de sa présence. Partout on se prosternait sur son passage. Les missionnaires le saluèrent respectueusement, mais sans quitter leurs sièges. Il parut plus surpris que fâché, et regarda très attentivement les deux étrangers. Ce bouddha avait environ cinquante ans ; il était revêtu d’une robe de taffetas jaune et chaussé de bottes en velours rouge. La bonté eût été l’expression dominante de sa physionomie, si ses yeux n’avaient pas eu quelque chose de hagard, d’étrange, qui effrayait. Après avoir longuement examiné ses hôtes, il leur adressa la parole ; ceux-ci l’invitèrent sans façon à s’asseoir près d’eux : il hésita un peu, craignant de compromettre sa divinité ; mais enfin la curiosité eut le dessus, et la conversation s’engagea.

« Un bréviaire que nous avions à côté de nous fixa aussitôt son attention ; il nous demanda s’il lui était permis de l’examiner. Sur notre réponse affirmative, il le prit des deux mains, admira la reliure, la tranche dorée, puis l’ouvrit et le feuilleta assez long-temps ; il le referma et le porta solennellement à son front en nous disant : — C’est votre livre de prières… il faut toujours honorer et respecter les prières… Il nous demanda des explications sur les nombreuses gravures que le bréviaire contenait ; il ne parut étonné en rien de ce que nous lui dîmes. Seulement, quand nous lui eûmes expliqué l’image du crucifiement, il remua la tête en signe de compassion, et porta ses deux mains jointes au front. Après avoir parcouru toutes les gravures, il prit le bréviaire d’entre nos mains, et le fit toucher de nouveau à sa tête. Il se leva ensuite, et, nous ayant salués avec beaucoup d’affabilité, il quitta notre chambre. Nous le reconduisîmes jusqu’à la porte. »

Le second bouddha-vivant avec lequel les missionnaires français se lièrent d’amitié était un jeune homme de dix-huit ans. Il avait l’air fort distingué ; sa figure exprimait la candeur et l’ennui. MM. Huc et Gabet l’eurent pour compagnon de voyage de Na-ptchu à H’Lassa, quinze jours environ. Ce chaberon paraissait fort malheureux de sa divinité : il aurait voulu rire, courir, faire caracoler son cheval ; être libre enfin ; mais il était dieu : en marche, il devait se tenir posément au milieu de ses chevaliers d’honneur, et aux heures de halte, s’il ne lui plaisait pas de dormir, il ne lui restait qu’à se faire adorer. On le respectait trop pour le croire accessible à toute autre distraction ; aussi était-il vraiment heureux lorsque, échappant à ses fidèles, il pouvait venir causer sous la tente des missionnaires. Là, il était traité en homme et se sentait vivre. Ce chaberon aimait à questionner les lamas

  1. Tchoang-long est une ville du Kan-sou, pays tributaire et frontière de la Chine, mais où domine l’élément tartaro-thibétain.