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des tigres, des ours et des loups. Cela n’est rien pourtant. On a d’ailleurs contre ces rôdeurs incommodes une arme facile à manier, et d’un effet presque sûr : le nez des chameaux. Pour conduire plus facilement ces animaux, on leur met, en guise de mors, une cheville de bois : cette cheville, au lieu d’être placée dans la bouche, est enfoncée dans les naseaux perforés à cet effet. La plaie est large, douloureuse, et reste à vif ; aussi suffit-il de tirailler la cheville pour faire pousser au chameau des cris tellement sauvages et persans, qu’ils mettent en fuite des bandes mêmes de loups affamés. Malgré cette population de tigres et de loups, la forêt impériale est la partie riante du voyage : le fourrage vert, le combustible et l’eau y abondent, c’est la vie : aussi ne peut-on guère voir dans la traversée de cette forêt autre chose qu’une promenade ; mais lorsque vous êtes dans une contrée découverte et stérile, dans le pays des Ortous, par exemple ; lorsque vous vous trouvez dans une plaine aride, desséchée, sablonneuse et sans fin, où, après être resté une journée entière sans rencontrer d’eau, vous arrivez le soir près d’un puits fétide, oh ! alors le voyage est vraiment commencé, vous êtes en route et vous pouvez parler de la Tartarie. Peut-être cependant trouverez-vous ces privations supportables en songeant aux marécages qu’il faut traverser sur les bords du fleuve Jaune.

Du reste, sans compter même les accidens qui sans cesse se succèdent, la vie nomade serait encore trop laborieuse pour laisser place à l’ennui. Dès que le jour commençait à poindre, et avant que les premiers rayons du soleil vinssent frapper leur tente, MM. Gabet et Huc se débarrassaient des peaux de bouc dans lesquelles ils s’enveloppaient pour la nuit ; ils s’occupaient ensuite à mettre en ordre et à fourbir leurs ustensiles de cuisine ; la bonne tenue de leurs écuelles de bois et le brillant de leur marmite de cuivre firent, pendant toute la durée du voyage, l’admiration des Tartares. Quand ces premiers travaux étaient achevés et que Samdadchiemba avait terminé la revue des animaux, on faisait la prière en commun, ensuite on consacrait quelques instans à la méditation : l’exercice qui suivait n’avait pas précisément, M. Huc en convient, un caractère mystique ; chacun prenait un sac, et on allait à la recherche des argols. Qu’est-ce que des argols ? C’est dans le désert l’élément nécessaire à la cuisine de chaque jour ; si on ne trouvait pas d’argols, il faudrait vivre d’eau claire ou plutôt d’eau froide et de millet cru. Cette denrée précieuse, indispensable, est abondante partout où paissent les troupeaux ; l’argol, c’est la fiente des animaux lorsqu’elle est desséchée et propre au chauffage. Dès que la récolte était faite, on construisait le foyer, et, pendant que le thé bouillonnait dans la marmite, on pétrissait la farine d’avoine ou de millet, et bientôt la pâte cuisait sous la cendre. Un appétit peu ordinaire, et d’autant