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façons de ses intendans de la table : c’est une ville très commerçante, particulièrement renommée pour les colossales statues de fer et d’airain qui sortent de ses grandes fonderies ; là se fabriquent la plupart des idoles, des cloches, des vases et autres objets employés dans les cérémonies du bouddhisme. Au moment même de leur passage, MM. Huc et Gabet virent partir un convoi de quatre-vingt-quatre chameaux, sur lesquels était chargée, par pièces, une seule statue de Bouddha. La charge ordinaire d’un chameau est de sept à huit cents livres. Même sous le rapport de l’art, ces statues ont un incontestable mérite ; du reste, comme tous les ouvriers chinois, les fondeurs de Tolon-noor possèdent au plus haut degré le talent de l’imitation. Les missionnaires français avaient un très beau Christ ; ils demandèrent qu’on leur en fit un semblable : la réussite fut si complète, qu’ils eurent quelque peine à distinguer la copie du modèle. Le grand mérite des artistes chinois, c’est la complaisance, la modestie ; ils sacrifient de très bonne grace leurs propres idées et n’hésitent jamais à recommencer une œuvre dont on ne semble pas satisfait.

Tolon-noor est situé dans le royaume tributaire de Takar et sert en quelque sorte d’entrepôt et de marché à la vaste province chinoise du Chan-si. C’est une ville ouverte ; les maisons y sont laides et mal distribuées ; on ne voit dans les rues que bourbiers et cloaques ; au milieu de ces immondices s’agitent sans cesse de nombreux revendeurs portant leurs marchandises devant eux et les offrant avec force explications ; les boutiquiers, le sourire sur les lèvres, se contentent d’adresser d’aimables paroles aux passans. M. Huc voit dans Tolon-noor une monstrueuse pompe pneumatique qui réussit merveilleusement à faire le vide dans les bourses mongoles. Du reste, partout où le Chinois et le Tartare sont en contact, celui-ci finit par être ruiné. Cette règle n’admet pas d’exception. Les marchands chinois constatent fièrement le fait et se qualifient de mangeurs de Tartares.

Pour arriver à Tolon-noor, les missionnaires avaient dû faire déjà connaissance avec la vie nomade ; mais leurs grandes fatigues ne commencèrent qu’à la sortie de cette ville. On a dit souvent qu’au désert la vie était ennuyeuse ; c’est une erreur. Les incidens y sont nombreux. La journée qui se passe sans ajouter aux privations de la veille, sans apporter quelque accroissement de souffrance, sans jeter dans l’esprit un motif légitime d’inquiétude, cette journée exceptionnelle, on la bénit. Il suffira de suivre MM. Huc et Gabet pendant deux ou trois jours pour comprendre à quel prix on va de la Chine au Thibet.

En traversant la forêt impériale, dont les premiers arbres avoisinent la grande muraille, et qui comprend plus de cent lieues du nord au midi, près de quatre-vingts de l’est à l’ouest, le voyageur est plus d’une fois distrait dans ses méditations par les sinistres hurlemens