Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/96

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mêmes opinions étaient partagées par les hommes les plus distingués de cette époque féconde en esprits éminens et en grands caractères. Le plus ardent de tous était Alexandre Hamilton, le principal rédacteur du Fédéraliste et le bras droit de Washington pendant son administration. Gouverneur Morris, qui nous a laissé de si charmans mémoires sur la révolution française ; John Jay, esprit ferme et décidé, dont la netteté trahissait l’origine française ; Aaron Burr, dont l’ambition impatiente effaça les brillantes qualités, et qui, après avoir commencé comme un homme d’état, finit comme un aventurier ; Adams, le premier successeur de Washington, étaient dans les mêmes sentimens. Tous ces hommes étaient de grands propriétaires, habitués à la vie presque seigneuriale des riches planteurs ; ils avaient reçu, soit dans les colonies, soit même en Angleterre, une brillante éducation ; ayant embrassé avec ardeur la cause de l’indépendance à laquelle ils apportaient une force considérable par leur influence, leurs richesses et leurs talens, ils avaient occupé aussitôt les principaux emplois ; presque tous avaient rempli des missions diplomatiques, ils avaient vécu dans les cours européennes ; et en avaient rapporté le goût des manières élégantes et du grand ton ; c’étaient, comme le disaient malignement leurs adversaires, des gentilshommes républicains.

En face d’eux se posa nettement, dès les premiers jours, un homme qui pouvait tenir une place élevée dans cette pléiade, mais qui voulait le premier rang, Jefferson, qui à de grandes qualités joignait un esprit atrabilaire et envieux. Élève de Jean-Jacques Rousseau, affecté, guindé et prétentieux comme lui, il érigea la rudesse et la grossièreté des manières en vertus politiques. Malgré ses lumières, son éducation, sa fortune, il apporta au pouvoir une affectation de rusticité dont se moquait sans ménagement son ami Randolph, le brillant orateur qui ne se croyait point obligé de faire à ses opinions politiques le sacrifice de ses habitudes de grand seigneur. Ce fut Jefferson qui créa et qui baptisa du même coup le parti démocratique.

Le choix de ce nom était déjà une accusation contre le parti contraire ; on alla même jusqu’à traiter de royalistes et de partisans de l’Angleterre les véritables fondateurs de la république. Le parti démocratique mit à profit l’attachement profond des Américains pour les libertés municipales. Confondant, par une habile assimilation, deux choses distinctes, il proclama du même coup l’indépendance de la commune au sein de l’état, et surtout l’indépendance de l’état au sein de la confédération. Il se fit le défenseur des droits des états contre les empiétemens supposés du pouvoir central. Il établit en principe ce qu’on a appelé le gouvernement de soi-même, self-government. Tout homme a droit de se gouverner lui-même, et a droit de ne céder de sa liberté d’action et de ses ressources que ce qui est strictement nécessaire