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aidant, les ont dispersés, après leur avoir tué grand nombre des leurs. Nous avons eu quelques tués et une vingtaine de blessés. Pendant qu’on se battait, une dépêche télégraphique annonçait le départ au maréchal Valée, son remplacement, comme gouverneur, par le général Bugeaud, et l’intérim du général Galbois. Le nom du général Bugeaud inspire confiance ; c’est à l’avenir de décider. Jusqu’au 13 février, rien de nouveau : quelques pourparlers pour l’échange des prisonniers, quelques discours avec des Arabes, mais rien de décisif, rien d’important. Le 13, une dépêche télégraphique annonce le départ d’Alger d’un courrier, porteur d’une lettre pour Medeah, l’arrivée du général Bugeaud, décidé à faire la guerre à outrance en avril, enfin que Europe est en paix. La dépêche, affichée immédiatement, sur la place d’armes et transmise à tous les postes, produit un véritable enthousiasme chacun est fier maintenant de ses fatigues, de ses souffrances, qui ne seront pas inutiles. Le soir, tous les officiers se sont réunis chez le colonel ; on eût dit une fête de famille.

Quand on nous a annoncé ce matin que nous étions au mardi gras, chacun s’est cru dans l’obligation de rire et de s’égayer ; mais, hélas ! l’on annonce en même temps qu’il n’y a plus de tabac. Entre toutes les privations, celle-ci doit sembler la plus légère, et pourtant c’est la privation la plus sensible à nos soldats ; quelques-uns essaient de tromper ce besoin en fumant de vieilles feuilles séchées, des feuilles de vigne ou de fenouil. Parmi nos Arabes, plusieurs ont encore du chanvre précieusement conservé ; ils en aspirent la fumée dans des pipes de la grosseur d’un dé.

Des lettres nous sont enfin parvenues, des lettres, des journaux de France ; la garnison est comme prise de vertige ; chacun cause, parle, commente les événemens. Pour moi, je n’ai pu fermer l’œil de la nuit ; je ne suis pas encore revenu de mon saisissement. La joie est partout, partout aussi l’espérance. La mort de nos deux derniers courriers, que nous venons d’apprendre, ne décourage point nos Arabes ; trois hommes sont partis ce soir pour Blidah, un Kabyle du pays, Hamed, et les deux zouaves qui nous ont, apporté nos lettres. Leur départ a été solennel. Au moment de sortir de chez le colonel, ayant déjà le fusil à la main, un des deux zouaves a pris un pain, l’a coupé en quatre, et, donnant un morceau à l’interprète qui les accompagnait jusqu’à la porte et un morceau à chacun de ses deux camarades, il a dit : Moussa (Moise) (c’est le nom de l’interprète), je vous prends à témoin du partage égal que j’ai fait de ce pain ; que chacun de nous le mange, et qu’il serve de poison à celui qui a dans le cœur quelque chose qu’il n’avoue pas. » Puis, passant la main au-dessus d’un brasier : « Que le feu, a-t-il ajouté, le ciel et l’eau puissent faire périr subitement celui qui a eu la pensée de trahir ses camarades ! » Là-dessus, chacun a tendu la main, a juré de se sauver ou de mourir avec ses compagnons, et, ils sont sortis.