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Le 23, à l’entrée de la nuit, deux zouaves partent pour Alger ; ce sont deux braves soldats, l’un Turc, l’autre Arabe. Ce dernier voulait d’abord partir seul. — Pourquoi ? lui disait-on. — C’est mon idée ainsi ; j’aime mieux réussir seul ou mourir seul. — Mais si tu rencontres un danger imprévu, tu le braveras plus volontiers et tu le surmonteras plus aisément en ayant un camarade. — Oh ! je n’ai pas peur ; je sais bien que ma destinée est marquée, et je suis prêt à la subir quand il plaira à Dieu. C’est tellement vrai que je reviendrai si tu veux, disait-il au colonel, et tu peux dire au maréchal que je ferai le métier de courrier tant qu’il voudra ; seulement, je veux passer une semaine à Alger avec ma maîtresse, et ainsi à chaque voyage.

Cette semaine, il la passera, les nuits chez sa maîtresse, les journées dans un café, la barbe parfumée, de l’essence de rose dans son foulard, écoutant une mauvaise musique de guitare, fumant cent pipes de tabac odorant, et buvant sans discontinuer du café et de l’anisette. Ainsi une semaine de mollesse, d’ivresse somnolente, puis, sans transition, sans regrets ; une semaine d’activité, de misère, de périls constans !

Ben-Chergui, notre Arabe, voulait partir sans armes, et c’est à grand’peine qu’on a pu lui faire prendre un pistolet. Deux jours après, le télégraphe annonçait l’arrivée de nos deux zouaves à Blidah, mais sans nous donner une nouvelle de France. Que fait-on ? que devient-on ? que se passe-t-il là-bas ? L’autre jour, j’entendais un zouave indigène qui psalmodiait cette chanson :

« Ô vent ! fais mes complimens à mes amis, et demande-leur où ils sont allés.

« Du côté de l’Arabie ou du côte de la Perse, partout où ils se sont arrêtés,

« Dis-leur que je songe à eux, et laisse en passant une pensée de moi.

« À tous les oiseaux qui volent je demande de vos nouvelles, et aucun ne m’en dit.

« Caressé de ta plus douce haleine celle à qui j’ai donné mon cœur.

« O vent, tu vas toujours vers elle, et jamais tu ne reviens ! »

Ce vieux chant de l’Arabe ; m’a rempli de tristesse, et, durant toute la soirée, je me suis renfermé chez moi pour songer à ceux que j’aime à ma mère, à mes sœurs, à un souvenir plus tendre encore peut-être. En France, ils ne savent pas les tortures de la vie que nous menons ici. Se trouver toujours en présence des mêmes visages, de gens que l’on estime, que l’on aime, mais dont on connaît jusqu’à la moindre plaisanterie. Avoir une prison en liberté et des journées entières sans un aliment pour la pensée ! Vivre ainsi enseveli, tout prés du monde, à quelques lieues des nouvelles, cela est dur, croyez-moi, et les plus fortes ames fléchissent parfois : Les fatigues physiques sont affreuses sans doute : contre la pluie, le froid, la neige, à peine un abri, et une