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trouveraient sans douté indifférens ; mais, depuis six jours, l’isolement a commencé : nous sommes destinés à passer de longs mois sans revoir aucun souvenir, semble que ces bruits de France nous font prendre part aux émotions de ceux qui sont si loin. Aussi ces nouvelles sont-elles pour nous les bienvenues, et nous les accueillons en amies. Le malencontreux télégraphe était ce soir le sujet de toutes les anecdotes. En voici une entre autres dont je me souviens.

Qui n’a pas sa manie sur la terre ? Le général Du vivier avait celle des blocus ; une première fois, ce fut à Blidah ; la seconde, à Médéah. Nommé commandant supérieur, il se déclara qu’il n’apercevrait pas le télégraphe d’Aïn-Telazit, et, qu’il aurait à soutenir un siège en règle envers et contre tous. Le malheureux télégraphe avait beau agiter ses grands bras, l’on était aveugle et muet dans la ville. Le maréchal Valée, impatienté, fit enfin partir la dépêche suivante « Par ordonnance du 16, vous êtes nommé… » (Interrompue par le brouillard). Or, il faut savoir qu’à cette époque, le général Duvivier espérait et attendait sa nomination de lieutenant-général. Aussitôt Médéah. L’aveugle voit, Médéah la muette parle, et le général demande des explications. Le télégraphe, répond tranquillement « Vous êtes nommé grand-officier de la Légion d’Honneur. » Puis suivait une série d’ordres.

Par un temps affreux, un vrai temps de décembre, j’achève mon installation. Ma chambre a pour ornement une glace cassée, quatre lithographies du Charivari, et une table faite avec une caisse à biscuit ; la fenêtre ne laisse point pénétrer trop de vent, la cheminée est bonne ; voilà un logement comfortable, où bien des soirées se passeront à jouer au whist avec les trois jeux qui doivent suffire à nos ébats tant que nous serons les hôtes de la ville.

Un voleur de grand chemin qui s’en vient vendre une mule dérobée à quelque douar nous apprend que le bey de Milianah Sid-Embarek est au pont du Chéliff, et El Berkani, kalifat de l’est pour Abd-el-Kader, à trois lieues de nous au sud. Cet homme est voleur comme nous serions magistrats : c’est une profession qu’il exerce avec honneur et en se faisant mérite de son audace et de son courage.

Pendant une éclaircie, j’ai fait le tour des remparts, et, dans un des angles de l’enceinte crénélée, au pied d’un magnifique cyprès, j’ai découvert un tombeau que le général Duvivier a fait élever cet été au lieutenant-colonel Charpenay, tué en avant de la ville ; sur la pierre on lit :

À DIEU
POUR LA PATRIE RECONNAISSANTE
À CHARPENAY
LIEUTENANT-COLONEL AU 23e DE LIGNE
COMBAT DU 3 JUILLET
1840.