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avant moi ? Fais place à ton ancien, et vivement ! » L’autre aussitôt, portant la main à son turban et le saluant à la militaire, lui répond : « C’est juste, » et se place derrière. Il n’avait pas fait trois pas que Razin tombe mort. Le fourrier s’élance, une balle le couche à côté du sergent. Le caporal kabyle court vers lui : « Enlève Razin, crie le fourrier, je me sauverai bien seul ; » et, comme le caporal chargeait le cadavre sur ses épaules, une balle le tue raide. Le fourrier alors se précipite, sur le vieux sergent, lui enlève sa croix, et, bien que grièvement blessé, il parvient, en se glissant à travers les broussailles, à rejoindre le bataillon ; puis, remettant la croix au commandant : « Vous le voyez, mon commandant, si je ne l’ai pas rapporté, c’est que je suis moi-même blessé ; mais du moins j’ai sauvé sa croix. » Et il montrait son bras ; qui pendait sans mouvement à son côté[1].

Comme l’officier de zouaves achevait son récit, onze heures sonnaient à l’horloge du camp ; lorsque je dis l’horloge, j’exagère, en appelant ainsi le modeste tambour de garde à la tente du chef d’état major, qui battait sur sa caisse un nombre de coups égal au chiffre de l’heure. On releva les factionnaires, et, grace au silence qui régnait depuis quelques instans ; nous ne perdîmes rien des facéties d’un sergent qui criait à un soldat retardataire : Eh ! dégourdi ! faut-il que j’aille vous chercher ?

Ne voyez-vous pas, répondait l’autre, que j’enfonce dans la boue jusqu’aux jambes ? Est ce qu’on peut marcher là-dedans ?

— B… de conscrit ! quand on ne peut pas marcher, on court ! Vous ne saviez pas ça, vous ? répliqua le sergent.

Sur cette saillie, on se souhaita bonne nuit, et ceux qui devaient regagner leur tente pour chercher le repos s’en allèrent, le capuchon du caban rabattu sur les yeux, le pantalon retroussé, jurant comme des païens, au besoin employant le moyen du sergent.

Le lendemain ; nos courses recommencèrent, et un mois plus tard, rentrés dans la garnison, nous nous trouvions encore réunis avec ces mêmes officiers, nos compagnons du Haut-Riou. Celui qui nous avait

  1. L’ordre du jour suivant consigne dans les annales des zouaves la brillante valeur de M. Richard d’Harcourt : noble et consolant témoignage pour M. le duc d’Harcourt, qui presque à la même époque apprenait la mort d’un autre de ses fils, officier de marine, victime aussi de son dévouement à ses devoirs.br/> « Dans la journée du 10 novembre, le jeune d’Harcourt, sous-lieutenant au corps et le vient sergent Razin, de la 4e compagnie du 1er bataillon, sont morts en abordant l’ennemi et en devançant les plus braves.
    « Le lieutenant-colonel recommande leurs noms à la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats du corps. Il les donne aux jeunes gens pour exemples et pour glorieux modèles.
    « Le lieutenant-colonel commandant les zouaves,
    « Médéah, le 21 novembre 1840.
    « CAVAIGNAC. »