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développées sous nos yeux ; d’aveugles et niaises sympathies les avaient même plus d’une fois encouragées. La vie privée ; la vie civile, étaient déjà sourdement minées par les mêmes vices qui allaient bouleverser l’ordre politique, par l’insuffisance ou l’abaissement de l’esprit d’autorité, par la légitimation de l’esprit d’indiscipline. Il n’est pas inutile de recueillir les témoignages qui attestent cette lointaine filiation de nos malheurs, parce qu’en remontant ainsi vers la source d’où ils découlent ; on comprendra mieux qu’il faut que chacun en son particulier se donne quelque peine, s’il tient à l’arrêter. Si chacun sous son toit voulait sérieusement se faire une règle, la règle entrerait d’elle-même dans la cité. Nous n’en sommes pas là.

Je connais d’honnêtes gens qui croient de très bonne foi que la société se porterait encore à merveille, si l’on avait à propos empêché les barricades ; ils sont même persuadés qu’il suffirait de remettre tous les pavés à leur place et de les y bien sceller pour guérir la maladie publique. Aussi les entendez-vous demander ardemment un victorieux, un homme fort qui vienne en un tour de main leur achever cet ouvrage, afin, qu’ils n’aient plus ensuite qu’à recommencer de vivre comme, ils vivaient autrefois. Les insurrections cependant ne sortent pas toutes seules de dessous terre ; il y a quelque chose qui les pousse, qui les invite et qui les accepte ce sont les mœurs amollies et les idées faussées. Oui, sans doute, il est assez visible qu’il reste encore pas mal de pavés en l’air, et pour moi, certainement, je n’aurais point de goût à médire de celui qui saurait les ranger ; mais, les pavés rangés, qui rangera les idées et les moeurs- ? L’ordre moral ne se rétablit pas comme on rétablit l’ordre dans les rues. Quand la paix des rues est menacée, on livre au premier vaillant que son étoile amène tout ce qu’on peut lui fournir de machines de guerre, et on le charge du salut de tout le monde. Le sauveur de la veille est le maître tout trouvé du lendemain. Quoi de plus facile et de plus commode ? On devient ainsi le spectateur de sa destinée sans avoir la responsabilité de sa conduite. Lorsqu’il s’agit au contraire de redresser les voies du for intérieur, il faut absolument que chacun s’y applique pour son compte. Ce n’est pas une besogne dont il soit loisible de se reposer sur autrui. Il. n’y a pas là de Deus ex machina qui puisse opérer à point nommé le prodige indispensable au dénûment de la pièce. Il ne sert de rien de se croiser les bras et d’attendre paresseusement une aide étrangère. L’aide est en soi, ou n’est nulle part. Il faut la chercher, la vouloir soi-même ; veiller, travailler sous son propre commandement, user de sa propre initiative. Quand est-ce que nous aurons ce courage-là ?


ALEXANDRE THOMAS.