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pour quelque chose dans cet épanouissement trop indiscret des appétits du cerveau. L’émancipation féminine nous blesse peut-être encore plus par là que par aucun autre côté ; ce serait plutôt par-là qu’elle se ferait excuser à Berlin. Berlin s’appelle lui-même la ville de l’intelligence ; c’est le nom reçu que ses deux vieilles gazettes, la Spenersche et la Vossische, l’oncle Spener et la tante Voss, lui répètent tous les matins ; c’est le compliment de rigueur à l’adresse du Berlinois, comme il est convenu pour le Parisien que Paris est la grande cité. On est très occupé à Berlin de justifier cette louable prétention ; la société s’y plaît aux distractions purement scientifiques, et le goût de la science compte au premier rang parmi les élégances d’une femme du monde. Ce n’était pas du moins à ce titre futile que Mme Aston la recherchait, et les Roses sauvages ne devaient point être un simple passe-temps d’amour propre ; mais, avant que l’auteur se fût révélé par cette manifestation, la police intervint, et Mme Aston fut priée de quitter Berlin sous huit jours, « parce qu’elle exprimait et voulait réaliser des idées qui nuisaient au repos et au bon ordre. »

Mme Aston nous raconte un à un les détails de cette exécution, et, quoiqu’elle ait fort envie de mettre les rieurs de son côté, je ne saurais affirmer qu’elle y réussisse. Mandée dans les bureaux, elle ne peut s’empêcher de communiquer ses opinions particulières sur la religion et sur le mariage à un honnête employé, qui la laisse causer en prenant note de ses effusions, et il est peu de rencontres plus comiques que cet enthousiasme de muse incorrigible débordant au plus vite devant l’humble actuarius, qui verbalise au fur et à mesure pour transmettre à son supérieur les pièces du procès. Puis, Mme Aston obtient une audience de M. de Bodelschwing lui-même, et, telle qu’elle la rapporte, c’est une scène de comédie où le ministre à barbe-grise n’a vraiment point le rôle sacrifie. Je ne sais pas lequel serait, en somme, le plus malicieux, voire dans le récit de Mme Aston, ou du sang-froid paternel de son rude interlocuteur, ou du ton grandiose de ses propres reparties.

« LE MINISTRE. — Pourquoi donc affichez-vous de ne pas croire en Dieu ?

« MOI. — Excellence, parce que je ne suis point une hypocrite.

« LE MINISTRE. — On vous enverra dans un petit endroit où vous ne serez pas si exposée à vous perdre et où vous pourrez soigner votre ame.

« MOI. — Mais dans l’intérêt de ma carrière littéraire j’ai besoin du séjour de Berlin, où je trouve chaque jour une excitation nouvelle.

« LE MINISTRE. — Mais il n’est pas du tout dans notre intérêt que vous restiez ici pour y répandre ces écrits, qui seront sans doute aussi libres que vos manières de voir.

« MOI. — Excellence, si l’état prussien en est à craindre une femme, j’ai peur qu’il ne soit bien malade.

« LE MINISTRE. — J’ai fort à faire. (il sort). »