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de M. Proudhon. Le nom de M. Proudhon était encore obscur en France qu’il rayonnait déjà dans la presse germanique. Nos républicains de la forme, comme on les appelait du temps où ils ne comprenaient pas aussi bien qu’aujourd’hui la nécessité d’être mieux que cela, nos républicains bourgeois étouffaient opiniâtrement sous le boisseau la puissance et la gloire du Vercingétorix socialiste, alors que l’une et l’autre avaient depuis plusieurs années conquis des interprètes et des admirateurs à Leipsig et à Berlin. Dès avant 1848, j’ai plus d’une fois entendu là disserter sur M. Proudhon et sur ses œuvres avec toute la révérence que les anciens commentateurs du divin Alighieri apportaient à leur texte. On disait candidement : le maître Proudhon αύτός ἔφα.

Je laisse à penser le contraste bizarre qui ressort inévitablement de la gravité dévotieuse d’une pareille glose mise en marge de l’ironie familière à l’auteur. M. Proudhon est pourtant un homme d’esprit, et l’on ne se déshonore pas à le prendre au tragique mais ressasser sentimentalement la poussière nauséabonde de nos déclamations humanitaires, ou remuer d’une main furieuse et d’un geste de bacchante ces vieilles cendres froides, en s’imaginant qu’on les réchauffe ; rendre à la circulation nos tirades les plus démonétisées sur le progrès du monde en général et sur celui de la femme en particulier ; nous emprunter du même coup la phraséologie rebattue de nos bas-bleus socialistes et les lieux communs démagogiques de nos clubs ; ajouter à ce désagréable mélange l’effervescence malsaine d’une imagination dévergondée ou la monotonie sentencieuse d’un pédagogue en jupons, c’est tout de bon cette foi la suprême sottise de cette manie d’imitations malheureuses que je reproche à l’Allemagne, et tel est mon irrémissible grief contre les deux chefs d’œuvre dont j’ai maintenant à parler. J’honore infiniment la Marseillaise, quand j’oublie les victimes qu’elle accompagnait à l’échafaud pour ne songer qu’aux soldats qu’elle menait à la victoire : je la trouve abominable et burlesque, lorsque, sous prétexte d’émotion patriotique, je la vois entonnée par des habitués d’estaminet qui la psalmodient, en guise d’office et s’agenouillent avec componction à la dernière strophe. La prose échevelée de Mme Aston n’est d’un bout à l’autre qu’une Marseillaise de cette façon ; Mme Kapp n’a point, à beaucoup près, la verve aussi violente : son roman dithyrambique serait, plutôt quelque chose comme une Marseillaise de la paix ; mais, pour être moins belliqueux que sa sœur en démocratie, cette autre muse n’a ni le ton moins faux, ni l’allure moins égarée. Les inspirations qu’elle a puisées à nos mauvaises écoles sont aussi directes ; seulement elle a donné dans le genre ennuyeux, tandis que Mme Aston a jeté son bonnet par-dessus les moulins, pour arriver d’un trait au sublime du genre débraillé.