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en délire, la foule des députés nobles qui accompagnaient l’orateur fit succéder, en se retirant, des marques d’adhésion unanime et des mots tels que ceux-ci : « Nous ne voulons pas que des fils de cordonniers et de savetiers nous appellent frères. Il y a de nous à eux autant de différence qu’entre le maître et le valet. »

Le tiers-état reçut avec un grand calme la nouvelle de cette audience et de ces propos ; il décida que son orateur serait non-seulement avoué, mais remercié ; qu’on n’irait point chez le roi pour récriminer contre la noblesse, et qu’on passerait au travail des cahiers sans s’arrêter à de pareilles disputes. Alors le clergé vint de nouveau s’entremettre pour la réconciliation, demandant que des avances fussent faites par le tiers-état, le tiers répondit que cette fois, comme la première, il n’y avait eu de sa part aucune intention blessante ; que messieurs du clergé pouvaient eux-mêmes le faire entendre à la noblesse, à laquelle il ne voulait donner aucune autre satisfaction ; désirant qu’on le laissât en paix travailler à son cahier, et s’occuper d’affaires plus importantes. Mais la brouillerie des deux ordres tenait tout en suspens ; le gouvernement, sans se porter juge, redoubla d’instances pour la paix ; il vint de la part du roi un commandement au tiers-état de faire quelque démarche qui pût contenter la noblesse ; et plusieurs jours se passèrent sans que cet ordre fût obéi. Pendant ce temps, le mémoire contenant les demandes du tiers passa à l’examen du conseil. La noblesse et le clergé en appuyèrent tous les articles, hors celui qui était l’objet de la dissidence ; et, quant à celui-là, il fut promis par le premier ministre que le chiffre des pensions serait annuellement réduit d’un quart, et que les plus inutiles seraient supprimées. Ce concours et cette victoire ouvrirent les voies au raccommodement. Le tiers état fit re mercier les deux premiers ordres de leur coopération bienveillante. Ses envoyés auprès de la noblesse ne désavouèrent que l’intention d’offense, et on leur répondit convenablement. Ainsi fut terminé ce différend, d’où ne pouvait sortir aucun résultat politique, mais qui est remarquable, parce que le tiers-état y eut le beau rôle, celui du désintéressement et de la dignité, et que là se montra au grand jour, en face de l’orgueil nobiliaire, un orgueil plébéien nourri au sein de l’étude et des professions qui s’exercent par le travail intellectuel.

Une querelle bien plus grave, et sans aucun mélange d’intérêts privés, survint presque aussitôt, et divisa de même les trois ordres, mettant d’un côté le tiers-état, et de l’autre le clergé et la noblesse. Elle eut pour sujet le principe de l’indépendance de la couronne vis-à-vis de l’église, principe qu’avaient proclamé, trois cent douze ans auparavant, les représentans de la bourgeoisie[1]. En compilant son cahier général

  1. Aux états-généraux de 1302.