Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/825

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

offensante. Il prit un langage à la fois digne et pacifique ; mais le terrain était si brûlant, qu’au lieu d’apaiser la querelle, son discours l’envenima Il dit que les trois ordres étaient trois frères, enfans de leur mère commune la France ; que le clergé était l’aîné, la noblesse le puîné, et le tiers-état le cadet ; que le tiers-état avait toujours reconnu la noblesse comme élevée de quelques degrés au-dessus de lui, mais qu’aussi la noblesse, devait reconnaître le tiers-état comme son frère, et ne pas le mépriser au point de ne le compter pour rien ; qu’il se trouvait souvent dans les, familles que les aînés ruinaient les maisons et que les cadets les relevaient[1]. Non-seulement ces dernières paroles, mais la comparaison des trois ordres avec trois frères ; et l’idée d’une telle parenté entre le tiers-état et la noblesse, excitèrent chez celle-ci un orage de mécontentement. L’assemblée, en tumulte, fit des reproches aux députés ecclésiastiques présens à la séance, se plaignant que l’envoyé du tiers-état, venu sous leur garantie, eût apporté, au lieu de réparations, de nouvelles injures plus graves que les premières. Après de longs débats sur ce qu’il convenait de faire, il fut résolu qu’on irait sur-le-champ porter plainte au roi.

L’audience demandée ne fut obtenue qu’après deux jours ; la noblesse en corps s’y présenta. Son orateur, le baron de Senecey, termina un exorde verbeux par cette définition du tiers-état : « Ordre composé du peuple des villes et des champs : ces derniers quasy tous hommagers et justiciables des deux premiers ordres, ceux des villes, bourgeois, marchands, artisans, et quelques officiers ; » et il continua : « Ce sont ceux-ci qui, méconnoissant leur condition, sans l’aveu de ceux qu’ils représentent, veulent se comparer à nous. J’ai honte, sire, de vous dire les termes qui de nouveau nous ont offensés ; ils comparent votre état à une famille composée de trois frères ; ils disent l’ordre ecclésiastique être l’aîné, le nôtre le puîné, et eux les cadets, et qu’il advient souvent que les maisons ruinées par les aînés sont relevées par les cadets. En quelle misérable condition sommes-nous tombés, si cette parole est véritable ! Et, non contens de se dire nos frères, ils s’attribuent la restauration de l’état, à quoi comme la France sait assez qu’ils n’ont aucunement participé, aussi chacun connoit qu’ils ne peuvent en aucune façon se comparer à nous, et seroit insupportable une entreprise si mal fondée. Rendez-en, sire, le jugement, et, par une déclaration pleine de justice, faites-les mettre en leur devoir[2]. » A cet étrange discours, supplique de l’orgueil

  1. Procès-verbal et cahier de la noblesse ès états de l’an 1615, manuscrit de la Bibliothèque du roi, fonds de Brienne, numéro 283, fol. 61, verso. (Relation de Florimond Rapine, p. 226.)
  2. procès-verbal et cahier de la noblesse, manuscrit de la Bibliothèque du roi, fonds de Brienne, numéro 283, fol. 63, verso.