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BELLAH.

— Beaucoup trop, certainement, mais pas assez, ma chère, pour faire arriver un homme à la décrépitude.

— Enfin, tant mieux ; mais je le croyais, moi, dit Andrée en faisant la moue ; puis elle éclata de rire, sauta encore une fois au cou de son frère, et s’appuya sur son bras pour remonter la grève jusqu’au village. — La chanoinesse, de son côté, avait pris avec précipitation le bras de Bellah, comme pour déjouer toute tentative polie dont l’officier républicain eût pu concevoir la téméraire pensée.

À quelques pas de là, le guide breton était assis sur le plat bord d’une barque, tenant dans ses mains la main de sa fille, et lui parlant gravement dans la vieille langue de ses aïeux. La beauté en quelque sorte judaïque d’Alix empruntait un attrait particulier à l’élégance de son costume national. La majesté régulière de son visage, qu’illuminaient de grands yeux noirs, n’encadrait à ravir sous une coiffe bretonne, dont les blanches ailes relevées venaient se rattacher sur le haut de la tête. Rien dans la pose ou dans la façon de marcher d’Alix ne témoignait cet embarras qui donne souvent de la gaucherie aux mouvemens des femmes de condition inférieure.

Hervé ne put s’empêcher de remarquer avec quelle splendeur la plus humble de ses compagnes d’enfance avait tenu toutes les promesses de sa beauté naissante ; mais cette beauté soutenait mal la comparaison avec celle de Bellah, qui cependant offrait à peu près le même type, adouci par une culture d’intelligence plus délicate : c’était la même dignité, avec moins de parfum sauvage et une distinction de formes plus exquise. Bellah semblait être le second exemplaire d’une œuvre divine, empreint de plus de soin dans les détails que le premier, et gagnant en perfection ce qu’il pouvait avoir perdu en force primitive.

Tandis que le commandant Hervé continuait de gravir le rivage, écoutant avec ravissement la voix de sa jeune sœur, doux écho des années disparues, le petit aide-de-camp s’éloignait à pas lents, le cœur serré par cette tristesse que nous inspire une fête de famille dont nous n’avons pas le droit de prendre notre part.

Sganarelle.
Ah ! monsieur, c’est un spectre. Je le reconnais au marcher. (Molière, Festin de Pierre.)


Sur l’ordre de leur commandant, les soldats eurent bientôt repris les armes et formé leurs rangs. Les femmes montèrent les chevaux préparés pour elles et prirent place au milieu du détachement, qui sortit