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la sécurité que donne une pensée fermement assise. Sans se laisser ni détourner ni abattre, en dépit d’un immense besoin personnel d’expansion, il ne craint pas d’affronter les fatigues ingrates d’un labeur pour ainsi dire anonyme. Il traduit, il édite, il restaure ; il commence, en un mot, avec une vigueur et une suite qui ne se démentiront pas, à travailler à l’accomplissement de l’éclectisme. Cette entreprise, par sa nature même, ne pouvait avoir pour fondement que la restitution complète de tous les grands monumens alors dédaignés ou oubliés de la philosophie ancienne, de celle du moyen-âge et de la philosophie du XVIIe siècle, qui partageait elle-même, malgré sa date récente, avec Platon et Aristote, les honneurs du dédain des contemporains. Le futur éditeur des Pensées de Pascal ne recula devant aucun travail : courant, s’il s’agissait de donner les ouvrages inédits de Proclus, dans le nord de l’Italie pour collationner les manuscrits de la bibliothèque Ambrosienne et de la bibliothèque de Saint-Marc ; plus tard, arrachant à la poudre du moyen-âge les écrits d’Abélard, dont il vient de publier les œuvres précédées d’une préface en latin ; ne prenant pas moins de peine sur certains passages du texte de Platon que sur la pensée même, et portant dans ce genre de recherches toute la passion d’un philosophe et d’un philologue de la renaissance. C’était une véritable renaissance en effet. Par l’énergie de l’impulsion et la beauté des modèles qu’il donnait, M. Cousin fondait cette école historique qui a élevé des monumens durables à la philosophie des différentes époques. Ce mouvement se propageait surtout à dater de 1830, après les leçons de 1828 et de 1829 et l’enseignement subséquent de l’École normale. En 1822, M. Cousin était réellement le seul historien sérieux de la philosophie.

Deux épisodes coupent, sans l’interrompre, cette vie toute dévouée au travail : l’un est cette amitié avec Santa-Rosa, le chef héroïque de la révolution piémontaise de 1820, que M. Cousin a racontée en des pages admirables, les plus attachantes peut-être qu’il ait écrites[1] ; l’autre est sa prison d’Allemagne. En 1824, M. Cousin, faisant un voyage scientifique, passe à Dresde. On l’arrête sous l’étrange inculpation d’avoir cherché à corrompre le commandant de la place, qu’il excitait, disait-on, à la révolte. Livré par la Saxe à la Prusse sur un chef d’accusation qui ne pouvait guère plus mal tomber, il passe plusieurs mois en prison à Berlin. On reconnaît enfin que le traducteur de Platon n’a pas voulu soulever Dresde ; le gouvernement prussien le met en liberté. M. Cousin achève son séjour à Berlin, commencé de cette façon quasi-tragique, dans la docte et pacifique compagnie de Schleiermacher et de Hegel, et revient en France, en 1825, reprendre ses travaux, ses amis et ses espérances constitutionnelles.

  1. Voyez l’article sur Santo-Rosa dans la livraison de la Revue du 1er mars 1840.