Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/774

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
768
REVUE DES DEUX MONDES.

déjà chrétiens et par là quelque peu Romains. Vient ensuite le christianisme en présence de l’invasion, et ces apôtres ; souvent martyrs, qui quelquefois l’arrêtent ou la modèrent, ces écrivains qui, en déplorant les maux qu’elle entraîne, comprennent et même saluent, comme Orose, l’avenir qu’elle doit amener. Bientôt les Francs paraissent sur la scène. L’église intervient alors pour discipliner la barbarie et la transformer insensiblement en civilisation, malgré de longues résistances, avec une patience infinie. Puis des missions partent de Rome, de l’Irlande, de l’Angleterre, de la Gaule, pour aller chercher les plus indociles, les plus sauvages de ces populations et étendre sur elles progressivement les bienfaits du christianisme ; enfin le génie de Charlemagne, inspiré par l’église, fonde la société moderne. Tel est le sujet qu’a traité M. Ozanam. En le lisant, on en comprend toute la grandeur. Une portion est surtout remarquable dans ces études, ainsi qu’il les appelle modestement, études qui sont un livre plein de recherches solides et neuves, présentées avec un rare talent ; je veux parler de tout ce qui se rapporte à la culture des lettres à travers ces âges sanglans. La transmission des études, pendant l’époque mérovingienne n’avait pas encore été démontrée aussi complètement dans toute sa suite, se prolongeant sans interruption jusqu’à Charlemagne. Il est curieux et quelquefois piquant de voir à quel point cette culture s’est continuée sous les Mérovingiens, d’apprendre que ces grands missionnaires, en qui on est accoutumé à ne trouver que des saints, étaient aussi des lettrés, qui fondaient l’école à côté de l’église et ne dédaignaient pas de mêler les jeux innocens d’une muse encore pénétrée des traditions de la littérature antique à l’accomplissement des plus graves et des plus héroïques devoirs de l’apostolat. Saint Boniface ne nous apparaît pas moins grand, parce qu’il répond aux vers que lui adresse sa parente, la belle et savante Lioba, en lui envoyant dix pommes d’or cueillies sur l’arbre de vie où elles pendaient parmi les fleurs, c’est-à-dire dix énigmes en acrostiche, dont chacune désigne une vertu chrétienne et dans lesquels le nom de Jupiter, employé comme expression poétique n’est pas loin du nom plus sérieusement invoqué du Christ. Le chapitre qui traite des écoles romaines, barbares et carlovingiennes, est peut-être la portion la plus originale du livre. Cette histoire de l’enseignement se perpétuant à travers une époque d’ignorance offre un intérêt d’autant plus vif, qu’il est assez inattendu. Nous citerons particulièrement tout ce qui se rapporte au grammairien inconnu qui prit le nom de Virgile, à l’espèce de confrérie littéraire qui se cachait, comme lui, sous des noms empruntés à l’antiquité et, comme lui, enveloppait ses productions bizarres d’un langage énigmatique, moins encore par prudence que par ce goût du recherché, de l’obscur, du détourné qui se manifeste aux époques les plus barbares comme les plus : avancées qui faisait, par exemple, employer par les scaldes de la Scandinavie, pour désigner un glaive ou un guerrier, des périphrases auprès desquelles les commodités de la conversation sont une manière toute naturelle de nommer un fauteuil. À travers ces puérilités extraordinaires, un intérêt sérieux se fait constamment sentir : c’est celui qui s’attache à la culture de l’esprit humain, persistant à travers les grands bouleversemens de la société, spectacle dont notre temps a besoin pour ne pas se décourager dans ses épreuves.

J.-J. A.



V. DE MARS.