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la certitude que donne le témoignage des sens. Cette réalité tangible n’est pas à dédaigner, car nous avons au-dedans de nous non-seulement un peu de Montaigne, comme on l’a dit, mais aussi un peu de Thomas, qui ne croit que lorsqu’il peut voir et toucher.

Il faut que cet entraînement qui pousse les artistes à passer d’une sphère dans une autre soit bien fort et bien naturel pour que Poussin lui-même y ait cédé à plusieurs époques de sa vie et dans quelques-uns de ses ouvrages les plus importans. Du reste, bien loin de s’en étonner, on doit admirer la puissance de son originalité et la sûreté de son goût, qui lui ont permis de résister autant qu’il l’a fait aux courans mauvais et contraires qui sillonnaient alors l’Italie. On ne se dit pas assez combien c’est un grand malheur de venir lorsque la tradition n’existe plus et que l’enseignement qu’elle donnait si abondamment est fermé. Au lieu d’être aidé par toutes choses, il faut se défier de tout et quelquefois tout combattre ; il faut user, à retrouver péniblement ce que nous aurions appris vingt ans plus tôt en même temps que la parole, des forces qui devraient servir à nous élever. Ce fruit de la science n’a d’ailleurs jamais ni la beauté, ni la saveur, ni la vertu de ceux qui mûrissent au soleil fécond de la nature. Dieu nous garde de vouloir affaiblir en rien l’importance de la valeur individuelle et la puissance de la volonté ; mais il faut bien avouer que ni l’une ni l’autre ne sont capables de faire un de ces hommes si grands qu’ils ne méritent pas le moindre reproche et qu’on s’incline devant eux sans songer à les critiquer. Lorsque le flot naturel ne porte plus, le plus grand talent est entraîné par les systèmes, et, s’il est assez robuste pour leur résister, il contracte dans la lutte une habitude de raideur qui devient elle-même un défaut. Il y a une puissance du ciel qui donne le génie et qui marque ses élus d’un tel sceau qu’il est impossible de les méconnaître ; mais il y a une puissance des choses qui obscurcit déplorablement la marque divine, contre laquelle on peut lutter jusqu’à n’être pas vaincu, mais sans pouvoir espérer d’être jamais absolument vainqueur.


CH. CLÉMENT.