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attire vivement l’attention et à laquelle les épisodes soient franchement subordonnés. Ces épisodes forment le tableau véritable ; c’est d’eux que ressort la pensée claire que le peintre a voulu exprimer. C’est ainsi que Poussin l’explique lui-même dans une lettre adressée à son ami Stella, et citée par Félibien : « J’ai trouvé, dit-il, une certaine distribution pour le tableau de M. de Chantelou, et certaines attitudes naturelles qui font voir dans le peuple juif la misère et la faim où il était réduit, et aussi la joie et l’allégresse où il se trouve, l’admiration dont il est touché, le respect et la révérence qu’il a pour son législateur, avec un mélange de femmes, d’enfans et d’hommes d’âges et de tempéramens différens, choses qui, comme je le crois, ne déplairont pas à ceux qui les sauront bien lire[1]. » C’est bien cela. On voit clairement, dans le tableau de la Manne, la misère de tout ce peuple, et aussi sa joie, sa reconnaissance, à la vue du miracle qui le sauve ; mais pourquoi Moïse et Aaron sont-ils au second ou au troisième plan ? pourquoi surtout des épisodes, admirablement traités d’ailleurs, forment-ils chacun un tableau complet, tellement qu’on pourrait les détacher sans en affaiblir la valeur propre et sans anéantir l’ouvrage lui-même ? Si l’on considère avec quel soin les figures de Moïse et d’Aaron sont traitées, l’importance des personnages qui les entourent, on se convaincra facilement que c’est bien là, autour de Moïse, qu’est le tableau, et que la pensée du miracle est bien la grande pensée, la pensée poétique qui devait le dominer. Ce n’est que plus tard que l’analyse, le raisonnement, le travail de la pensée, ont refroidi le premier jet, interverti les rôles et fait une œuvre descriptive, et pour ainsi dire littéraire, d’une œuvre où devait dominer l’imagination. Une seule figure a échappé à cette transformation fâcheuse : c’est celle d’une jeune fille, à la droite du tableau, tendant sa robe à la manne qui tombe du ciel, dans un mouvement sublime de confiance et d’abandon. Il faut remarquer encore qu’une autre préoccupation inverse de la première se fait clairement apercevoir dans cette œuvre considérable. Malgré le soin que l’auteur a pris de diversifier les attitudes, les gestes, les expressions de ses personnages, on pourrait nommer les statues qui lui ont servi de modèles. Poussin est évidemment, dans ce beau tableau, hors jusqu’à un certain point de la voie véritable et naturelle de la peinture. L’Enlèvement des Sabines prêterait à des remarques semblables. Cependant cette scène tumultueuse est traitée avec une telle supériorité, que l’émotion domine tout autre sentiment. L’audace des attitudes, le mélange de férocité et d’amour qui éclate dans les traits de ces futurs maîtres du monde, ce que Marini disait de Poussin au cardinal Barberini : Vedete un giovane che a una furia di diavolo.

  1. Correspondance, Didot, p. 353. Le tableau est de 1637 ou 38.