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comme étouffant dans cette prison du moi solitaire, celui qu’on a appelé le Rousseau de l’Allemagne, le brillant auteur de Woldemar, Jacobi, perça l’étroite enceinte ; il s’échappa de cette sombre philosophie sur les ailes d’un mysticisme de sentiment, séduisant sans doute, mais arbitraire. Plus grand philosophe et plus grand poète, Schelling lui-même ne put sortir de cette impasse qu’à l’aide d’une faculté mystérieuse mal définie, percevant directement l’absolu, et par lui désignée sous le nom d’intuition intellectuelle. Tel était l’état général de la philosophie en Allemagne sous l’empire et au commencement de la restauration.

Affamé de savoir, avide d’expériences nouvelles, M. Cousin voulut connaître cette partie de l’Europe dont la philosophie se présentait sous un aspect si original. Avec cette patience qui, chez lui surtout, est fille de la passion, il se mit à déchiffrer la Critique de la raison pure, aidé de quelques notions d’allemand et de la barbare traduction latine de Born ; il s’ensevelit, suivant son expression pittoresque, pendant deux années entières, dans les souterrains de la philosophie kantienne ; puis, quand il se fut assimilé le philosophe de Kœnigsberg, quand il eut rapidement exploré l’idéalisme de Fichte, il partit pour voir l’Allemagne elle-même, pour interroger sur son sol natal cette seconde école allemande dont on faisait tant de bruit et dont on parlait à la fois avec tant de mystère.

M. Cousin ne s’en tint ni à Kant, c’est-à-dire à la psychologie et au scepticisme, ni à Schelling, c’est-à-dire à une intuition qui avait à ses yeux le tort irrémissible d’échapper à l’observation psychologique, ni à Hegel, c’est-à-dire « à des abstractions sans preuve arbitrairement données pour le fondement de toute existence, pour le type de toute réalité. » A l’intuition dont parlait Schelling sans s’expliquer assez nettement, il substitue, on le sait, la raison impersonnelle, faculté supérieure qui, contrairement aux conclusions de Fichte, atteint l’être réel, et qui l’atteint en restant perceptible elle-même à la conscience : « Cette raison descend de Dieu et s’incline vers l’homme ; elle apparaît à la conscience comme un hôte qui lui apporte des nouvelles d’un monde inconnu dont il lui donne à la fois l’idée et le besoin. Si la raison était toute personnelle, elle serait de nulle valeur et sans aucune autorité hors du sujet et du moi individuel. La raison est donc à la lettre une révélation, une révélation nécessaire et universelle, qui n’a manqué à aucun homme et a éclairé tout homme à sa venue en ce monde : Illuminat omnem hominem venientem in hune mundum. La raison est le médiateur nécessaire entre Dieu et l’homme, ce λογος de Pythagore et de Platon, ce verbe fait chair qui sert d’interprète à Dieu et de précepteur à l’homme, homme à la fois et Dieu tout ensemble. Ce n’est pas sans doute le Dieu absolu dans sa majestueuse indivisibilité, mais sa manifestation en esprit et en vérité. »