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vainqueurs de la Bastille, et voila la statue de la justice devant de sinistres assassinats, n’est-ce pas parce que la concentration de régimens nombreux autour de son enceinte permit même aux esprits les plus honnêtes et les moins timides, d’appréhender une tentative de coup d’état ? Si trois mois plus tard elle se fit conduire à Paris, remorquée par une nouvelle insurrection triomphante, n’est-ce pas parce qu’elle ne se croyait point en sûreté à Versailles, et parce que dans cette atmosphère parfois échauffée par tant de passions, parfois attiédie par tant de faiblesse, de terribles anxiétés pesaient sur les intelligences les plus fermes et les consciences les plus droites ? Si les députés du tiers appelèrent le peuple autour de la salle des Feuillans et scellèrent avec les clubs un pacte destiné à leur devenir bientôt funeste, n’est-ce point parce que le peuple leur paraissait un instrument nécessaire pour résister à : l’hostilité de la noblesse, et du clergé, dont l’une était blessée dans sa foi politique, l’autre dans sa foi religieuse, et dont l’opposition finit bientôt par susciter celle de l’Europe ? En rédigeant la constitution de 1791, la bourgeoisie, ajoute-t-on, songea beaucoup moins à consigner ses idées dans la législation qu’à prendre des garanties contre des intentions secrètes et des répugnances qui se manifestaient sous toutes les formes. Lorsque, près d’être chassée de la scène politique par les redoutables auxiliaires qu’elle y avait fait monter, elle luttait contre la populace, cette bourgeoisie avait encore la ferme conscience de n’avoir manqué ni à sa cause ni à ses devoirs, car, selon l’éternelle tendance des passions humaines, elle avait dû s’inquiéter beaucoup moins de contenir son adversaire du lendemain que d’assurer son triomphe sur celui de la veille. Ainsi, les partis, engagés dans la lutte et toujours détournés de leur but par les obstacles, traversèrent la tourmente sans parvenir, même un seul jour, à donner la véritable mesure d’eux-mêmes, et la révolution devint un long combat, durant lequel le discernement des moyens et le choix des armes ne manquèrent pas moins aux vainqueurs qu’aux vaincus.

La pression exercée par les événemens sur le libre arbitre de l’homme est assurément la loi qui saisit le plus vivement l’intelligence au spectacle des grandes perturbations sociales. Toutefois elle a effrontément menti à la vérité l’école qui, de nos jours, a cherché dans le rigoureux enchaînement des effets et des causes la justification de tous les crimes, l’explication presque mathématique d’actes dont l’énergie se serait mesurée à celle des résistances que la révolution trouvait en face d’elle. L’irrésistible cri de la conscience humaine suffirait pour faire évanouir de telles chimères. Rien n’est plus faux d’ailleurs que ce point de vue, parce que rien n’est plus incomplet, et que l’ensemble des phénomènes échappe à qui ne remonte point jusqu’à la loi