Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/559

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aussi heureux dans ses tentatives pour ramener son ancien public. Il est clair que, là aussi, une révolution s’est faite, et que, soit abaissement de la fortune publique, soit variation du goût, soit absence de nouveaux virtuoses, soit lacune dans cette belle chaîne de l’art italien, qui, pour nous, se termine à Donizetti, la curiosité et la vogue se détournent de ce théâtre, sur lequel planent tant de mélodieux souvenirs. Pourtant, les reprises de la Cenerentola et du Barbier réunissaient encore plusieurs élémens de succès et d’intérêt. Lablache a reparu avec cette voix puissante, cette gaieté olympienne qui s’étonne de ne plus soulever autour d’elle les joyeuses explosions d’autrefois. Dans les rôles de Dandini et de Figaro, Ronconi a fait preuve d’une souplesse de talent, d’un art incomparable pour fondre l’expression musicale avec la situation dramatique, d’une verve nerveuse et irrésistible qui ne s’était jamais révélée avec tant d’éclat que dans ces derniers temps. Quelques jours après, le Théâtre-Italien faisait débuter dans Nabucco une grande et belle personne, Mlle Elvina Froger, dont la voix, vibrante et étendue, a besoin d’être assouplie, mais qui a mérité parfois d’être associée au triomphe de Ronconi, sublime, comme on sait, dans le principal rôle. Enfin Mlle Sophie Vera a chanté l’autre soir dans la Donna del Lago, et le rôle poétique et passionné d’Elena lui a permis de déployer des qualités qu’on ne lui soupçonnait pas, à côté de ces exquises élégances, de ces délicats ornemens qui avaient si bien fait valoir les beautés de Matilde di Shabran et de l’Elisir.

En d’autres temps, il n’en eût pas fallu davantage pour faire prospérer ce théâtre. Aujourd’hui ces courageux efforts ne sont plus appréciés que par quelques fidèles dilettanti auxquels se mêle, de temps à autre, un public bien différent de celui qui, dans les beaux jours, envahissait ces loges brillantes et battait des mains aux doux accens de Malibran et de Grisi. Encore une fois, d’où vient cette déchéance que fait mieux ressortir la prospérité d’une scène moins importante dans l’art musical ? Peut-être est-ce là un des nombreux indices de cet abaissement général qui suit les révolutions et qui s’applique également aux fortunes, aux idées, aux goûts, à cet ensemble matériel et idéal qui compose la société. Oui, le niveau s’est abaissé, la civilisation et l’art ont descendu un échelon : pourront-ils demeurer dans ces régions intermédiaires ? Est-ce une condition de notre temps, que nous devions nous y résigner et nous y fixer ? Tout au haut, sur les cimes où rayonnaient les clartés immortelles et les lumineux horizons, nous voyons encore quelques-uns de nos maîtres continuant leur tâche réparatrice et appelant à eux les intelligences lasses et découragées. Tout au bas, dans ces profondeurs effrayantes que la révolution a creusées et où s’agitent tant de haines, d’angoisses et de misères, les apôtres de rébellion ou de désordre, les prédicateurs de mensonges et de crimes nous jettent leurs appels fébriles ; ils invitent à descendre, à tomber jusqu’à eux, les esprits menacés d’affaissement et de vertige. C’est entre ces deux appels contraires que se trouve placée aujourd’hui la société ; c’est entre ces deux alternatives qu’elle doit choisir : elle n’hésitera pas.


ARMAND DE PONTMARTIN.